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Nos - Revue des sciences sociales

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NICOLETTA DIASIO<br />

PATRICK TÉNOUDJI<br />

« Cultures et Sociétés en Europe »<br />

(UMR du CNRS n° 7043)<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

Éclairer par la nuit ?<br />

Dans les souvenirs de Pierre Sansot<br />

les « pilleurs d’ombres » sont <strong>des</strong><br />

noctambules guettant au buffet de<br />

la gare <strong>des</strong> trains traversant la nuit, partageant<br />

<strong>des</strong> silences entre veille et sommeil.<br />

Pilleurs d’ombres : cette image accompagne<br />

un numéro de la <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />

consacré à la nuit.<br />

Parce qu’elle résonne d’un excès d’images,<br />

musique et paroles, la nuit déroute et<br />

paralyse le chercheur, qu’elle renvoie à sa<br />

subjectivité. Or nos traditions disciplinaires<br />

ont longtemps regardé avec soupçon la<br />

subjectivité du chercheur et mis en sourdine<br />

ses émotions. Le caractère fuyant de l’expérience<br />

nocturne, entre la fausse évidence <strong>des</strong><br />

rythmes circadiens et la démesure de tout ce<br />

que nuit veut dire, n’a pas facilité la tâche.<br />

Peut-être cet “oubli” a-t-il permis de laisser<br />

« une partie d’obscurité dans une vie trop<br />

éclairée » (J. Schlör), de ne pas céder à un<br />

total désenchantement.<br />

Nous avons d’abord essayé de raconter<br />

<strong>des</strong> nuits concrètes : celle <strong>des</strong> fêtards technophiles<br />

qui arpentent <strong>des</strong> décors urbains<br />

et industriels, celles <strong>des</strong> belles de nuit ou<br />

<strong>des</strong> cyberjoueurs, <strong>des</strong> voyageurs au fond<br />

d’un train traversant lieux et vies comme<br />

<strong>des</strong> fantômes. Mais ces acteurs sont impalpables.<br />

Expérience de l’irréalité ou irréalité<br />

de l’expérience, anonymat de rigueur ou<br />

involontaire, temporalités incompatibles : une<br />

communauté de la non rencontre se forme<br />

entre les voyageurs somnolents rencontrés<br />

par Sandra Geelhoed, les noctambules de<br />

Saïda Kasmi, les SDF décrochés de la réalité<br />

dont parle Frédéric Trautmann, les mystiques<br />

chrétiens de Simone Weil lue par Élodie<br />

Wahl, les prostituées dominicaines et leurs<br />

clients sans visage dont parle Juliette Sméralda,<br />

et les êtres virtuels évoqués par Patrick<br />

Schmoll et Michel Nachez. Penser à partir<br />

de la nuit est une expérience subjective et<br />

sociale radicale, autour du temps et de la<br />

précarité, du sujet et du pouvoir, du passage<br />

et de l’épreuve.<br />

La nuit est d’autre part un extraordinaire<br />

miroir de la réalité. La lumière du jour valorise<br />

les différences et aveugle l’indétermination,<br />

la complexité, les bavures, ce qui ne<br />

doit pas être inclus si l’on veut perpétuer tel<br />

ou tel ordre (Mary Douglas 1967) : la nuit,<br />

elles ressortent. La journée est le temps du<br />

tout ou rien (Élodie Wahl), <strong>des</strong> préjugés,<br />

<strong>des</strong> identités nettes et <strong>des</strong> cartes postales :<br />

une réduction au représentatif ; la nuit laisse<br />

émerger l’épaisseur <strong>des</strong> choses et un chercheur<br />

doit savoir baisser l’abat-jour : « trop<br />

de lumière obscurcit » (Pascal cité par Élodie<br />

Wahl). Au soleil l’idéologie dominante et les<br />

paradigmes en vigueur réduisent l’époque à<br />

l’étiquette, à la norme, lui donnent un sens<br />

et une scansion ; la lune éclaire la pâle lueur<br />

<strong>des</strong> idées dévaluées et <strong>des</strong> paradigmes futurs,<br />

le laboratoire de la ville et le rythme de la<br />

société diurne, demain. Elle rend sensibles<br />

les lignes grattées du palimpseste, les villes<br />

enfouies sous la ville, les réalités honteuses<br />

et reniées. Sous les étoiles paraissent les<br />

linéaments de l’évidence, ce qui va sans dire<br />

et crève les yeux. La nuit est elle-même la<br />

métaphore de ce qu’elle offre au regard, et le<br />

modèle pour aider à penser la réalité façonne<br />

en fin de compte le réel ; le statut de la nuit,<br />

avec son /n/ minuscule, se situe à l’opposé<br />

<strong>des</strong> Lumières, du côté de l’obscurantisme, du<br />

désordre intellectuel et sensoriel, <strong>des</strong> déchus,<br />

marginaux, poètes, insoumis et chercheurs.<br />

Enfin, la nuit évoque un art du temps, du<br />

récit et de la compassion. Ce dernier thème<br />

s’est nourri de l’Énéide de Virgile et du récit<br />

qu’Énée fait de la fin de Troie. La nuit y est<br />

l’objet de la narration et le cadre du récit.<br />

« Déjà la nuit humide précipite du ciel et les<br />

étoiles au couchant invitent au sommeil » 1 (II,<br />

vv. 8-9) ; mais la reine Didon demande à Énée<br />

de raconter ses aventures. Son récit durera<br />

toute une nuit : un temps de confidence et de<br />

transformation. Le chant commence sur une<br />

douleur indicible (infandum), mais la parole<br />

se délie, se libère de l’horreur et rapproche<br />

les âmes. Quand, au début du quatrième<br />

livre, Énée finit sa narration et l’aurore se<br />

lève 2 , Didon se découvre amoureuse et avoue<br />

son trouble à sa sœur Anna. Cette nuit, à<br />

deux reprises définie humide – de pleurs, de<br />

rosée – est encadrée par deux crépuscules<br />

marqués par une confession et une effusion<br />

sentimentale. Dans ce laps de temps se jouent<br />

les <strong>des</strong>tins <strong>des</strong> futures Rome et Carthage ; en<br />

fond, nuit dans la nuit, la fin de Troie s’érige<br />

en mythe de fondation. L’impassibilité <strong>des</strong><br />

astres renforce par contraste le déchaînement<br />

<strong>des</strong> hommes et témoigne de l’inéluctabilité<br />

du fatum. Les ténèbres sont complices <strong>des</strong><br />

Achéens, la lune aide d’un silence amical<br />

les armées grecques (II, vv. 254-255), les<br />

astres dorés sont blessés par les hurlements<br />

<strong>des</strong> femmes (II, v. 488), l’ombre engloutit<br />

l’épouse aimée. Mais la nuit n’est pas seulement<br />

déchirée par le rouge du feu et du sang :<br />

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