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Nos - Revue des sciences sociales

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Michel Nachez<br />

et temps régénérateur. Le cyberjoueur, de<br />

seulement un qu’il est durant le jour, se<br />

multiplie – c’est jusqu’à huit avatars qu’il<br />

peut insérer dans Everquest, par exemple.<br />

Ainsi, il est capable d’ubiquité, de multilocation.<br />

Si Mathieu est seul devant son<br />

ordinateur, il est – ou plutôt ses avatars<br />

sont – également en compagnie <strong>des</strong> autres<br />

joueurs / avatars, en train d’attaquer un<br />

ennemi, ou de négocier, ou de manœuvrer<br />

pour parvenir aux fins visées. De un, il<br />

devient multiple, échappant ainsi aux<br />

restrictions spatiales imposées dans la vie<br />

du jour, la vie ordinaire.<br />

Mathieu sait bien que, en tant qu’humain<br />

en chair, les limites à ses pouvoirs<br />

sont vite atteintes. Mais Norgulf,<br />

son avatar préféré dans Everquest, dispose<br />

d’armes magiques puissantes et de<br />

talismans efficaces. Quand Mathieu est<br />

« dans » (possédant / possédé) Norgulf,<br />

l’utilisation de ces artefacts lui est naturelle.<br />

Quand Valérie est dans Cricrac, son<br />

avatar dans Quake, sauter de plusieurs<br />

mètres dans le vide et atterrir souplement<br />

lui est également tout à fait naturel. Cricrac<br />

peut écoper de lour<strong>des</strong> blessures et<br />

se régénérer très rapidement.<br />

Le plus qu’humain s’affranchit <strong>des</strong><br />

lourdeurs de la matière et de la gravité,<br />

cesse d’être soumis aux fragilités<br />

du corps et sait manipuler <strong>des</strong> puissances<br />

magiques.<br />

Nous l’avons vu, c’est le plus souvent<br />

pendant les heures nocturnes que le<br />

cyberjoueur affronte les autres joueurs ou<br />

s’allie avec eux pour poursuivre l’aventure,<br />

la quête. C’est le moment où il est<br />

tranquille et, tant que son corps ne le<br />

rappelle pas à l’ordre et au sommeil, il<br />

sait que sa disponibilité est totale et qu’il<br />

peut s’extraire de ce monde du jour, marqué<br />

par l’ordinarité, l’humanité banale et<br />

entrer dans l’espace / temps du mythe.<br />

Jan Saudek, The Landing, photographie couleur avec rehauts, 1988, coll. FRAC Alsace, Sélestat<br />

La nuit aux carrefours du cyberespace<br />

La nuit, momentum de<br />

la réunion d’êtres plus<br />

qu’humains<br />

La nuit est donc venue, le cyberjoueur<br />

allume son ordinateur et entre dans le<br />

jeu. Comme Alice, il a plongé dans un<br />

ailleurs. Toutefois, à la différence d’Alice,<br />

il y est entré volontairement, a passé<br />

délibérément le seuil et il est prêt à assumer<br />

ce qui va se présenter ou, plutôt,<br />

son avatar possédé / possédant est prêt à<br />

cela. Par avatar interposé, le cyberjoueur<br />

est parvenu quasi instantanément dans<br />

un Lebenswelt autre, un monde de vie<br />

autre, partagé avec <strong>des</strong> pairs – ennemis ou<br />

alliés. Si, en tant qu’humain ordinaire, il<br />

lui faut du temps pour passer d’un point<br />

à un autre, l’instantanéité du passage du<br />

seuil est d’ailleurs ici un signe supplémentaire<br />

de la surhumanité symbolique<br />

offerte par le jeu.<br />

Comme Narcisse, le cyberjoueur aime<br />

son reflet dans la lucarne. Mais, à la différence<br />

de Narcisse, il n’y perd pas son être<br />

et son identité mais les enrichit de pans<br />

d’êtres complémentaires.<br />

Il sort, nous l’avons vu, pendant la<br />

durée du jeu – événement d’ailleurs<br />

renouvelable à volonté dès lors que le<br />

matériel pour se connecter fonctionne<br />

– de son humanité banale, de sa vie courante<br />

du jour et échappe ce faisant à <strong>des</strong><br />

carcans et à <strong>des</strong> valeurs imposés par sa<br />

société. Voilà le soleil couché et le cyberjoueur<br />

devient deus ex machina au niveau<br />

de son avatar et entre dans l’arène.<br />

Cette arène où se jouent les choses<br />

est lieu de rencontre entre êtres plus<br />

qu’humains. Ainsi, les cybermon<strong>des</strong> sont<br />

homologues à <strong>des</strong> sortes d’Olympe où se<br />

trouveraient et s’affronteraient <strong>des</strong> êtres<br />

mythologiques de différentes forces et<br />

capacités. À travers leurs avatars et les<br />

cyberespace/temps partagés, les joueurs<br />

en réseau, tout ennemis qu’ils puissent<br />

parfois être dans le cyberjeu, mettent<br />

davantage l’accent sur ce qui les unit que<br />

sur ce qui les sépare. Le cyberjeu abolit<br />

l’espace entre eux et rassemble dans<br />

le même cybermonde tout un ensemble<br />

d’êtres aux pouvoirs surhumains. L’espace<br />

objectif qui les éloigne les uns <strong>des</strong><br />

autres est anéanti parce que chacun d’entre<br />

eux, et peu importe où il se trouve<br />

« en corps », est en mesure d’agir sur,<br />

contre ou avec, d’autres cyberjoueurs<br />

■<br />

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