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Nos - Revue des sciences sociales

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Frédéric Trautmann<br />

Penser à partir de la nuit<br />

partir de là, de cette souffrance partagée<br />

par les accueillants et les accueillis ; je<br />

m’en persuadais peu à peu, il fallait avancer<br />

à tâtons dans cette absence et cette<br />

désaffection conjointe de la pensée et<br />

du temps, telles qu’elles se profilaient<br />

autour <strong>des</strong> lieux de l’urgence.<br />

Nous étions dans <strong>des</strong> situations-limites,<br />

il fallait penser depuis les limites. Penser<br />

« à partir de la nuit » : l’accueil d’urgence<br />

<strong>des</strong> pauvres et <strong>des</strong> errants, la nuit ; la<br />

souffrance <strong>des</strong> accueillis, comme analyseur<br />

de la rupture <strong>des</strong> liens et du temps.<br />

Supports<br />

■<br />

Un tel projet ne peut certes se déployer<br />

dans les limites d’un article. Aussi me<br />

contenterai-je d’en esquisser quelques<br />

linéaments, à partir d’hypothèses dont la<br />

vocation n’est qu’heuristique.<br />

En première approximation, parler de<br />

souffrance renvoie à l’individu et, plus<br />

justement encore me semble-t-il, au sujet,<br />

tandis que parler de l’urgence sociale,<br />

rapporte au social. Certes, souffrance et<br />

urgence sont liées par le fait que l’une se<br />

formule sur la scène de l’autre, comme<br />

c’est le cas par exemple avec l’humanitaire.<br />

Mais ce lien déplace aussi les frontières<br />

de l'individuel et du social, en repense<br />

les articulations. C’est pourquoi, il est<br />

possible d’y analyser certaines formes<br />

que prennent aujourd’hui les rapports<br />

entre « du sujet » et « du social » et, plus<br />

généralement, de chercher à y comprendre<br />

« comment du sujet se constitue-t-il<br />

ou comment le sujet est-il institué ? » 4 .<br />

De telles questions ne sont pas nouvelles ;<br />

elles se posent dans un moment où le sens<br />

donné à la subjectivité balance entre « un<br />

individualisme de déliaison » 5 et « une<br />

instance de socialisation sans société » 6 ,<br />

et où celui de l’institution procède du<br />

morcellement et de la bureaucratisation.<br />

Je voudrais avancer à titre d’hypothèse,<br />

que les rapports entre l’individu et le<br />

social se caractérisent par une reconfiguration<br />

du lieu où ils se jouent, du lien<br />

qu’ils prétendent établir entre eux et de<br />

la trame symbolique par le détour de<br />

laquelle ce lieu et ce lien sont « instaurés<br />

et restaurés en permanence » (Gauchet.<br />

op. cit.) .<br />

C’est cette reconfiguration que révèle<br />

en filigrane le développement <strong>des</strong> politiques<br />

et <strong>des</strong> pratiques de l’urgence sociale<br />

en liaison avec l’affaiblissement <strong>des</strong><br />

régulations collectives et <strong>des</strong> politiques<br />

d’intégration. L’urgence et la souffrance :<br />

scènes nocturnes de la vie sociale où l’urgence<br />

– sa temporalité compactée, instantanée<br />

– apparaît comme mode central<br />

de régulation et d’organisation sociale,<br />

tandis que la souffrance <strong>des</strong> accueillis et<br />

l’épuisement <strong>des</strong> accueillants renvoient à<br />

la transformation du statut et de l’identité<br />

<strong>des</strong> êtres.<br />

Disparition –<br />

Apparition…<br />

Apparaissant dans le social, l’urgence<br />

se construit dans les années 1980 comme<br />

un moyen de contourner les lourdeurs<br />

institutionnelles pour réintroduire du jeu<br />

social dans un environnement plombé<br />

par la crise économique et par l’essoufflement<br />

<strong>des</strong> régulations <strong>sociales</strong>. Puis, à<br />

la faveur d’une mutation inattendue de<br />

l’individualisme et du rapport au temps,<br />

elle se présente plutôt comme une scène<br />

sociale de la disparition de problèmes<br />

sociaux réduits au médical ou au besoin.<br />

Ce sont avant tout les contours et les<br />

modalités de cette disparition qu’il s’agira<br />

de développer ici. A cette condition,<br />

il sera possible de l’appréhender aussi<br />

comme une scène de l’apparition où ces<br />

mêmes problèmes peuvent à nouveau<br />

être visibilisés et énoncés comme question<br />

publique : l’urgence permet alors<br />

de resituer socialement <strong>des</strong> problèmes<br />

perçus comme <strong>des</strong> évidences du réel,<br />

tandis que la souffrance réintroduit du<br />

symbolique là où il n’y a que rationalité<br />

instrumentale. C’est à une suite de variations<br />

entre disparition et apparition que je<br />

voudrais maintenant me livrer, variations<br />

où affleurent et s’éclipsent, par intermittence,<br />

<strong>des</strong> figures du sujet, <strong>des</strong> formes du<br />

lien, <strong>des</strong> aubes et <strong>des</strong> crépuscules.<br />

… De l’urgence dans le travail<br />

social<br />

■<br />

Une recherche bibliographique permet<br />

de situer l’émergence de la thématique<br />

de l’urgence dans le travail social au<br />

début <strong>des</strong> années 1980. Je m’appuierai<br />

ici sur l’analyse d’un numéro de la revue<br />

Informations <strong>sociales</strong>, consacré en 1984<br />

à l’urgence 7 . La couverture du numéro<br />

n’échappe pas à l’inévitable dramatisation<br />

qu’introduit la notion : on y voit <strong>des</strong><br />

pompiers tentant d’éteindre un incendie<br />

que l’on devine être situé en milieu<br />

urbain. Dans leur diversité, les articles de<br />

la revue donnent les clefs de cette mise en<br />

scène, et l’on comprend que la crise est<br />

partout, dans la famille qui se dissout,<br />

dans le travail qui se perd, dans la ville<br />

qui se fracture. La manière de qualifier<br />

les publics touchés rend compte de cet<br />

éclatement : chômeurs, exclus, expulsés,<br />

femmes divorcées, couple sans logement,<br />

fugueurs, sortants de prison… Ce mouvement<br />

« hors les gonds » se présente<br />

désormais comme trop important « pour<br />

que ces problèmes puissent être pris en<br />

charge par <strong>des</strong> réseaux informels » (p. 17)<br />

ou par les organisations classiques de<br />

l’action sociale : « la perception du travail<br />

social en terme d’urgence (…) bouscule<br />

les conceptions et les certitu<strong>des</strong> <strong>des</strong> organismes<br />

et <strong>des</strong> travailleurs sociaux acculés<br />

à une remise en question personnelle et<br />

structurelle » (p. 64). Une circulaire du<br />

Ministère <strong>des</strong> Affaires Sociales datant de<br />

mars 1983, et citée dans la revue, enjoint<br />

ainsi « les institutions <strong>sociales</strong> publiques<br />

et parapubliques (…) à se coordonner en<br />

vue de traiter, de manière institutionnelle,<br />

les problèmes de l’urgence sociale ».<br />

L’urgence est donc invoquée en ce sens<br />

que « la crise comporte un danger grave<br />

si aucune mesure immédiate n’est prise »<br />

(p. 3). Et les mesures ne manquent pas,<br />

qui toutes miment la catastrophe au nom<br />

de son imminence et pour la prévenir :<br />

SOS, SAMU, 24/24, permanence, porte<br />

ouverte… Et les mesures s’imposent en<br />

nouant dans le registre de la technique<br />

et de l’opérationnel, « le sentiment d’impuissance<br />

» et « l’impérieuse nécessité<br />

d’agir » : observatoire, dispositif, coordination,<br />

infrastructures opérationnelles,<br />

transparence, programme… L’urgence<br />

se parle alors dans ce déluge de réel<br />

qui conjugue le présent sur un mode<br />

compacté dans l’agir : efficacité, rapidité,<br />

vitesse, réponse immédiate, ponctuel, instant,<br />

décider … à mesure qu’il est dilaté<br />

dans la crise : débordement, détresse,<br />

symptôme, affolement, panique, spasmes,<br />

vertige, ivresse, allégresse…<br />

Des inquiétu<strong>des</strong> et <strong>des</strong> critiques émergent<br />

ça et là : on s’interroge sur les limites<br />

d’un tel mode d’action. Mais l’urgence,<br />

surtout, semble ouvrir bien <strong>des</strong> perspectives<br />

aux acteurs de l’époque. Dans<br />

la revue, plusieurs auteurs évoquent la<br />

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