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Nos - Revue des sciences sociales

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Recensions<br />

LAURIER TURGEON<br />

Patrimoines métissés. Contextes coloniaux<br />

et postcoloniaux<br />

Paris, Éd. de la Maison <strong>des</strong> Sciences de<br />

l’homme & Québec, Presses de l’Université<br />

Laval, 2003, 234 p.<br />

Les chercheurs en <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong><br />

n’ont pas fini d’explorer la polysémie du<br />

concept de patrimoine… Le dernier livre<br />

de Laurier Turgeon, professeur d’histoire et<br />

d’ethnologie à l’Université Laval (Québec,<br />

Canada), nous invite à réfléchir aux aspects<br />

dynamiques de la constitution de la mémoire<br />

et de sa mise en scène, par un glissement<br />

sémantique, passant d’une définition qui<br />

s’enracine dans l’étymologie du mot ( les<br />

biens du père ) à une proposition en terme<br />

de métissage. De quelle manière le patrimoine<br />

se construit-il et quelles logiques<br />

sous-tendent les changements ? L’idée n’est<br />

pas nouvelle, cependant les étu<strong>des</strong> récentes<br />

qui se sont surtout centrées sur les phénomènes<br />

de ré-interprétation et de transformation<br />

dans le temps, ont peu abordé les mutations<br />

qu’engendrent les contacts entre cultures<br />

différentes. C’est bien de cela que l’auteur<br />

entend se saisir en écrivant dès son introduction<br />

« nous voulons décentrer le patrimoine<br />

en mettant l’accent sur le mouvement, les<br />

mutations et les mélanges ». La tradition<br />

anthropologique s’est depuis longtemps penchée<br />

sur les points de rencontre <strong>des</strong> cultures,<br />

inventant <strong>des</strong> concepts multiples pour en<br />

rendre compte comme ceux d’acculturation,<br />

de transculturation, d’interculturation « pour<br />

exprimer les négociations, les interactions<br />

et les échanges complexes qui travaillent<br />

les individus et les groupes en situation<br />

de contact ». Cependant ces néologismes<br />

semblent bien souvent utilisés pour désigner<br />

les processus d’intégration, et finalement,<br />

le prétexte d’une ouverture à l’autre se traduit<br />

au final plutôt par une occultation de<br />

la différence. « L’introduction récente du<br />

mot métissage dans le lexique <strong>des</strong> <strong>sciences</strong><br />

humaines représente une nouvelle tentative<br />

de recentrage du regard sur les interactions et<br />

les appropriations réciproques. Plus encore,<br />

l’usage exprime une volonté de situer le<br />

métissage au cœur de tout processus culturel,<br />

tant dans le monde occidental lui-même que<br />

sur ses franges coloniales ».<br />

Pourtant malgré le fait que ce terme de<br />

métissage très marqué par la biologie pose<br />

problème, l’auteur l’utilise pour entamer<br />

une réflexion sur la notion de patrimoine<br />

considéré « comme un processus continuel<br />

d’interaction entre deux ou plusieurs cultures<br />

qui transforme, à <strong>des</strong> degrés divers les<br />

cultures en contact » s’inspirant sur un plan<br />

théorique <strong>des</strong> travaux récents de F. Laplantine<br />

et de J. L. Amselle.<br />

Partant du principe que les métissages<br />

sont le résultat d’un rapport de force entre<br />

<strong>des</strong> groupes qui échangent pour s’approprier<br />

<strong>des</strong> biens patrimoniaux mais aussi pour s’affirmer,<br />

l’auteur appuie sa démonstration sur<br />

cinq étude de cas jugés traditionnellement<br />

sensibles à la patrimonialisation : l’archive,<br />

l’objet, le sol, le paysage et la cuisine. Chacun<br />

de ses exemples sera analysé dans le but<br />

de « dévoiler les éléments hétérogènes qui les<br />

composent et les stratégies d’appropriation<br />

et de ré-appropriation mises en œuvre par les<br />

acteurs sociaux pour les transformer ».<br />

Le premier cas repose sur la construction<br />

du discours d’une archive judiciaire relatant<br />

la rencontre du capitaine de St Malo avec<br />

un monstre marin, le second porte sur les<br />

utilisations du chaudron de cuivre d’origine<br />

française en Amérique du Nord, le troisième<br />

sur les fouilles archéologiques menées sur<br />

une île du St Laurent, le quatrième sur la<br />

construction d’un paysage au Québec dans<br />

la tradition du pays basque, le dernier traite<br />

du déclin de la cuisine traditionnelle au<br />

Québec et <strong>des</strong> effets de la multiplication <strong>des</strong><br />

restaurants étrangers…<br />

Chaque cas évoque la rencontre entre<br />

<strong>des</strong> représentations, <strong>des</strong> croyances ou <strong>des</strong><br />

utilisations matérielles d’objets, issue <strong>des</strong><br />

échanges entre l’Europe et le continent nord<br />

américain, et permet de cerner les enjeux <strong>des</strong><br />

procédés combinatoires de part et d’autre<br />

à <strong>des</strong> fins de valorisation d’un patrimoine<br />

repensé et mis en scène par les parties en<br />

présence.<br />

On peut regretter de ne voir apparaître<br />

qu’en conclusion une réflexion de fond sur<br />

les ambiguïtés de la notion de métissage,<br />

ses utilisations idéologiquement marquées<br />

au cours de l’ histoire. L’auteur rappelle<br />

que si le mot, connoté très négativement,<br />

fut employé autrefois pour condamner les<br />

mélanges ethniques (métis est utilisé d’abord<br />

par les Portugais et ensuite par les Espagnols<br />

(mestizo= « sang mêlé ») au début du XVII e<br />

siècle, « avec la progression de la colonisation<br />

française en Amérique du Nord et aux<br />

Caraïbes, il passe rapidement au français<br />

… et se confond, au début, avec les termes<br />

« mulâtre » et « créole » qui se spécialisent et<br />

finissent tous deux par désigner les rejetons<br />

de couples noirs et blancs ». Le terme profondément<br />

contesté et rejeté en particulier<br />

par les jeunes écrivains africains du début<br />

du XX e siècle, se verra durant la période de<br />

décolonisation, réapproprié par la nouvelle<br />

génération d’écrivains noirs francophones<br />

qui veut valoriser le métissage, « de même<br />

les écrivains anglophones <strong>des</strong> ex-colonies<br />

britanniques font du métissage, exprimé plus<br />

couramment en anglais par le mot hybridity,<br />

un thème central de la remise en cause de<br />

l’héritage culturel métropolitain ». Mais à<br />

la différence <strong>des</strong> préoccupations du postmodernisme<br />

qui voit dans le métissage un<br />

simple esthétisme, le post-colonialisme en<br />

fait une théorie de la création et de l’action<br />

et un principe de lutte politique.<br />

Sous un chapitre intitulé les paradoxes du<br />

métissage, l’auteur souligne bien les conduites<br />

de nos sociétés dans la mise en scène d’un<br />

patrimoine reflétant le « mélange culturel ».<br />

Les cultures contemporaines manifestent un<br />

véritable goût pour l’hétérogène que ce soit<br />

dans la cuisine, la littérature ou les œuvres<br />

d’art…, pourtant « le capitalisme mondial<br />

incorpore la différence tout en la vidant de<br />

son sens premier. La différence devient un<br />

produit à consommer, une source de plaisir<br />

dans la réification de l’autre ». Ces nouveaux<br />

mo<strong>des</strong> de vie élitiste ne prônent-ils pas<br />

l’emprunt et le mélange <strong>des</strong> genres à condition<br />

que ceux-ci n’altèrent pas <strong>des</strong> valeurs<br />

« curieusement résistantes » ? Ce mélange<br />

constituerait-il un nouveau patrimoine en<br />

train de devenir hégémonique ? L’expression<br />

« métissage culturel » recouvrerait-elle<br />

aujourd’hui une notion universelle sous l’effet<br />

de la mondialisation ?<br />

A l’arrière plan de l’éloge du métissage,<br />

se profile une logique antagoniste, celle<br />

qui cherche à retrouver « l’authentique ».<br />

L’auteur cite le cas de la plupart <strong>des</strong> groupes<br />

amérindiens au Canada et aux Etats Unis,<br />

« qui même quand ils sont fortement métissés,<br />

ne se réclament pas du métissage. Au<br />

contraire ils tendent à essentialiser fortement<br />

leur identité, en affirmant leur appartenance<br />

à une langue, à une culture singulière, à un<br />

passé immémorial et à un territoire unique ».<br />

Que l’on soit dans l’un ou l’autre cas, Laurier<br />

Turgeon plaide pour une approche du<br />

métissage comme un phénomène politique<br />

qui ne se laisse pas réduire à une théorie<br />

culturelle et dont la valorisation du patrimoine<br />

doit être regardée comme un outil<br />

idéologique de première importance.<br />

Isabelle Bianquis<br />

Université Marc Bloch, Strasbourg<br />

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