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Nos - Revue des sciences sociales

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et de marquer son impact sur la portion<br />

d’univers manifestée dans le jeu. Là,<br />

les cyberjoueurs construisent ensemble,<br />

moins une aventure où un combat qu’un<br />

mythe auquel chacun participe sans en<br />

avoir nécessairement une pleine conscience.<br />

Les avatars sont les éléments-clés<br />

du mythe, héros modèles, paradigmatiques<br />

(sortes de moules dans lesquels se<br />

glisse l’humain pour accéder à du plus<br />

qu’humain). Ce mythe est théâtralisé à la<br />

manière du théâtre antique d’Eschyle où<br />

ce n’étaient pas les acteurs humains qui<br />

étaient réputés en jouer les rôles, mais <strong>des</strong><br />

entités extra-humaines venant les habiter,<br />

les chevaucher – les acteurs étant euxmêmes<br />

d’ailleurs dissimulés sous <strong>des</strong><br />

masques. L’on sait aussi que, dans la<br />

plupart <strong>des</strong> cultures traditionnelles, c’est<br />

également pendant la nuit que se récitent,<br />

se réactualisent, les récits mythiques.<br />

Et pourtant, l’heure exprimée dans le<br />

mythe n’est pas celle de la nuit. C’est celle<br />

d’un autre jour, d’une autre temporalité,<br />

jour et temporalité autrement valorisées<br />

et l’environnement nocturne qui leur sert<br />

de cadre et d’espace n’a que l’importance<br />

d’un décor et surtout la particularité de<br />

ne pas être la journée triviale : dans le<br />

cadre étroit de la scène où se joue l’œuvre<br />

d’Eschyle, dieux et humains sont en<br />

réalité pleinement dans le monde... Ce<br />

n’est pas le décor-nuit, l’important, c’est<br />

le récit et tout ce qu’il entraîne avec lui<br />

en termes de valeurs, d’espace / temps<br />

global, d’émotions et de sens. La répétitivité,<br />

ou plutôt le côté stéréotypé, <strong>des</strong><br />

épiso<strong>des</strong> dans le cyberjeu signe aussi<br />

l’aspect paradigmatique, mythique, de<br />

l’« histoire » : combats, évictions d’ennemis<br />

– souvent <strong>des</strong> entités mythiques telles<br />

que dragons et autres dans Everquest –,<br />

croissance en force et pouvoirs, immortalité.<br />

On note le fort investissement émotionnel<br />

<strong>des</strong> cyberjoueurs et on constate<br />

que l’heure nocturne où enfin ils peuvent<br />

jouer, moment privilégié du jeu, de la<br />

représentation exaltante, devient le vrai<br />

moment de leur vie, de leur vie « pleine »,<br />

là où le jour est relégué au statut de sousvie,<br />

d’infra-vie.<br />

Il y a deux univers coexistants, dont<br />

on peut dire que chacun est réel dans la<br />

mesure où les cyberjoueurs y vivent et s’y<br />

investissent : celui du jour – lourdeurs et<br />

ordinarité humaine – et celui de la nuit<br />

– libération et surhumanité. Dans le jeu,<br />

les êtres ordinaires du jour sont remplacés<br />

par <strong>des</strong> êtres extraordinaires. À l’espace<br />

étroitement circonscrit du jour, de l’ordinarité,<br />

succèdent <strong>des</strong> espaces délocalisés,<br />

multiples, imprécis, espaces de flânerie,<br />

d’autonomie, de nomadisme, de liberté,<br />

d’expérimentation, d’individualisation,<br />

de personnalisation – espaces qui sont<br />

potentiellement de l’ordre de l’infini, à<br />

découvrir, à partager, à conquérir avec ou<br />

contre d’autres êtres plus qu’humains. Au<br />

temps rigidement contrôlé du jour et de<br />

l’ordinarité succèdent <strong>des</strong> temporalités<br />

élastiques dans lesquelles la flèche du<br />

temps est mobile, où l’on peut passer<br />

dans le domaine de l’intemporel, cadre<br />

de vie <strong>des</strong> plus qu’humains.<br />

Le temps et l’espace oppressifs habituels<br />

sont doublés dans le cyberjeu par <strong>des</strong><br />

temps et <strong>des</strong> espaces aux lois différentes,<br />

dans lesquels s’opère une ouverture à<br />

l’imprévu, au créatif, à la surprise et on<br />

peut comprendre que la valorisation est<br />

portée, non sur le temps du jour mais sur<br />

celui de la nuit. « J’aimerais bien pouvoir<br />

oublier le jour ! », m’a dit Yvon, joueur à<br />

Everquest. « Le jour, le réel, c’est juste<br />

une histoire de plus – et pas forcément la<br />

meilleure... », m’a dit Simon, autre joueur<br />

à Everquest, avec une moue qui en disait<br />

long. « Le matin, quand je me lève, je me<br />

dis : “Plus que quinze heures à tirer pour<br />

repartir [dans le monde d’Everquest].” »,<br />

m’a affirmé Muriel. C’est donc la nuit,<br />

devant son écran d’ordinateur, que le<br />

cyberjoueur expérimente la jouissance<br />

d’être plus et celle de se réunir à ses<br />

homologues plus qu’humains.<br />

La nuit recouvre le jour<br />

La nuit est domaine du sommeil pour<br />

la plupart et pour les non-cyberjoueurs.<br />

A ce moment, autour du joueur règne<br />

le calme. Pour le cyberjoueur lui-même,<br />

cependant, le concept de la nuit tend à se<br />

séparer du concept du sommeil. Alain,<br />

38 ans, joueur à Quake, est <strong>des</strong>sinateur<br />

industriel et salarié l’après-midi à mitemps<br />

dans un cabinet d’architecture et<br />

il complète, en freelance, ses revenus par<br />

la modélisation d’objets industriels en<br />

3D. Voici son rythme circadien habituel :<br />

il se réveille vers onze heures ; prend <strong>des</strong><br />

contacts avec <strong>des</strong> amis ou <strong>des</strong> clients<br />

par téléphone, par email ou par webcam<br />

; travaille au cabinet de quatorze à<br />

dix huit heures ; modélise jusqu’à vingt<br />

deux heures ou vingt trois heures puis<br />

joue à Quake jusqu’à cinq ou six heures<br />

du matin. Il dit : « Ma vie commence<br />

après dix huit heures. C’est la nuit que<br />

je m’éclate vraiment. Tout est calme, le<br />

monde extérieur est hors circuit. C’est<br />

là que ma créativité est stimulée et que<br />

je prends vraiment mon pied. Je rêve de<br />

rencontrer une femme qui ait le même<br />

rythme et qui n’éprouve par le besoin de<br />

se mettre dans les draps à heure fixe et<br />

comme tout le monde. »<br />

Nous l’avons vu plus haut : le jour<br />

virtuel du jeu recouvre la nuit objective.<br />

Et voilà une autre étrangeté, car il<br />

advient, bien sûr, que le cyberjoueur joue<br />

pendant la journée (pour le 1/5 en ce qui<br />

concerne mes informateurs et le week-end<br />

en général). De façon intéressante, il semblerait<br />

qu’alors ce soit quelque chose de<br />

la nuit qui recouvre le jour d’une certaine<br />

manière et que le temps du jeu en vient à<br />

être vécu comme le temps du sommeil <strong>des</strong><br />

autres : « Quand je joue le dimanche aprèsmidi,<br />

j’ai l’impression que tout le monde<br />

est en train de dormir autour de moi. La<br />

rue est silencieuse parce que je n’entends<br />

plus les bruits de voiture, tellement je suis<br />

absorbée. », affirme Marianne.<br />

Nous avions déjà relevé cette inversion<br />

par rapport aux valeurs de la société occidentale,<br />

privilégiant le jour – conscience,<br />

éveil, responsabilité, action constructive<br />

et énergique, ordre – et juste tolérant la<br />

nuit – inconscience, sommeil, licence,<br />

laisser-aller, rêveries stériles, chaos.<br />

Ainsi, pour le cyberjoueur, le jour est une<br />

prison avec gar<strong>des</strong>-chiourmes, corvées,<br />

musellement, étroitesse de l’espace dans<br />

lequel on se meut, ressenti de la petitesse<br />

propre au simple humain qu’il est alors,<br />

nécessairement soumis à <strong>des</strong> règles et<br />

lois non librement acceptées mais subies :<br />

règles du jour implicitant de ce fait, non<br />

pas une notion d’ordre mais bien au contraire<br />

de chaos. Le jour, d’autres peuvent<br />

exercer une emprise sur le joueur. La<br />

veille qui y est imposée apparaît en fait<br />

être davantage une sorte de sommeil pour<br />

ce qui fait l’être « plein » du joueur. Et,<br />

au bout de ce que représente le jour, de<br />

sa symbolique et de sa logique, la mort<br />

guette. La nuit du cyberjoueur, au contraire,<br />

est liberté, libre choix, amplitude<br />

et diversité <strong>des</strong> espaces disponibles, ordre<br />

car tissée de règles librement consenties,<br />

vigilance, éveil et stimulation de ce qui<br />

fait cet être « plein ».<br />

96 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”

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