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Nos - Revue des sciences sociales

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Michel Nachez<br />

La nuit aux carrefours du cyberespace<br />

sur l’univers du jeu, créant <strong>des</strong> changements<br />

dans ces cybermon<strong>des</strong> où l’avatar,<br />

cet autre soi-même du joueur, vit, meurt<br />

(violemment en général) – et même si<br />

cette mort n’est jamais permanente. De<br />

nombreux avatars peuvent être présents<br />

à un moment donné du jeu, porteurs de<br />

cyberjoueurs issus de pays et même de<br />

continents divers. Certains joueurs font<br />

d’ailleurs agir plusieurs avatars dans le<br />

même jeu.<br />

Anywhere, Anytime, Anyone – partout,<br />

tout le temps, pour chacun. L’accessibilité<br />

aux cyberjeux se veut correspondre à<br />

cette règle du A A A. (Wade & Falcand,<br />

1998 : 288). Et en effet, à tout moment<br />

du temps objectif, il y a <strong>des</strong> cyberjoueurs<br />

en action dans le réseau. Là où il fait<br />

objectivement jour pour l’un, ce peut être<br />

la nuit pour l’autre. Mais dans l’espace /<br />

temps manifesté dans le jeu, le temps se<br />

subjectivise et prend <strong>des</strong> caractéristiques<br />

homogènes pour les joueurs, où qu’ils se<br />

trouvent « en corps ». Cet espace / temps,<br />

vivant en permanence, habité, est tout<br />

prêt à intégrer l’arrivant à chaque instant<br />

et à lui offrir place, pouvoir d’action,<br />

importance et même une forme de réalité,<br />

de temporalité et d’existence autres.<br />

J’aborderai, dans un premier temps,<br />

la nuit en tant que seuil créateur de métamorphoses<br />

pour le cyberjoueur via son<br />

avatar. En second lieu, j’analyserai la<br />

nuit comme espace / temps générateur de<br />

mythes, puis comment, pour les cyberjoueurs,<br />

elle devient momentum de la<br />

réunion d’êtres plus qu’humains dans un<br />

cyberespace / temps partagé. En dernier<br />

lieu, j’exposerai comment les suppléments<br />

de réalités engendrés par ces expériences<br />

enrichissent les représentations<br />

<strong>des</strong> cyberjoueurs et ouvrent à une redéfinition<br />

paradigmatique de la nuit.<br />

La nuit, momentum<br />

de la métamorphose<br />

Ainsi, le cyberjoueur fréquente – vit<br />

dans – plus d’un monde. Hors du jeu, il est<br />

dans le monde matériel et dans le jeu, il<br />

est dans un monde virtuel. Dans le monde<br />

matériel, le sommeil coupe la conscience<br />

du monde qui l’environne et c’est au<br />

réveil que s’opère à nouveau sa jonction<br />

avec lui. Or, on peut faire une intéressante<br />

constatation : tout se passe, quand<br />

le joueur est hors du jeu, comme s’il<br />

■<br />

« dormait au jeu » et, quand il y revient,<br />

comme s’il « s’éveillait au jeu ».<br />

Dans sa vie le cyberjoueur, par rapport<br />

au non cyberjoueur, vit ainsi à un<br />

rythme de plurielles entrées dans et sorties<br />

de mon<strong>des</strong>. On retrouve là la dichotomie<br />

veille / sommeil et, par analogie,<br />

jour / nuit qui a cours usuellement dans<br />

le monde matériel. Toutefois, même pour<br />

le cyberjoueur, les journées matérielles<br />

ont vingt-quatre heures et les semaines<br />

sept jours. C’est donc à l’intérieur de ces<br />

limites qu’il s’organise pour ses périples<br />

– entrées et sorties multiples par rapport<br />

aux deux univers, le matériel et le virtuel.<br />

Ainsi, l’on constate que la fréquence du<br />

jeu aux heures nocturnes est largement<br />

supérieure à la fréquence diurne. Pour ce<br />

qui concerne l’échantillon représenté par<br />

mes informateurs, elle est de 4/5.<br />

Les raisons à cela sont évidentes. Le<br />

jour, l’adaptation – commune, pourraiton<br />

dire – de chacun au monde est surtout<br />

rationnelle : c’est le temps dévolu à ce<br />

qui est objectif et permet l’entretien et<br />

la maintenance du corps au présent et<br />

en prévision du futur et de remplir les<br />

besoins – apprentissages, travail, obligations,<br />

soins, relations humaines personnelles<br />

ou plus ou moins utilitaires.<br />

La nuit, l’adaptation au monde peut<br />

échapper à cette rationalité, cesser d’être<br />

usuelle, commune, devenir toute autre :<br />

subjective, imaginative, vibratoire, affective,<br />

émotive et sensuelle. Dans le cas du<br />

cyberjoueur, c’est d’ailleurs d’adaptation<br />

aux mon<strong>des</strong> qu’il s’agit puisque sa particularité<br />

est précisément qu’il peut entrer,<br />

expérimenter, s’investir, agir et avoir de<br />

l’impact sur davantage de mon<strong>des</strong>.<br />

Les heures nocturnes sont donc, en<br />

tous cas de manière statistiquement très<br />

significative, le moment privilégié qui<br />

permet la sortie du monde matériel et<br />

l’entrée dans le monde virtuel. Ce passage<br />

est désirable et désiré par le joueur qui vit<br />

parfois sa journée de veille dans le monde<br />

matériel comme attente impatiente de son<br />

autre veille dans le monde virtuel.<br />

Mais alors, qu’est donc la nuit ? En<br />

fait, elle est et n’est pas, et ce n’est pas ici<br />

la seule étrangeté, comme nous le verrons<br />

plus loin. Plus que d’avoir une valeur<br />

ontologique, la nuit est un moyen, un<br />

médium, un sas, un tampon entre les deux<br />

mon<strong>des</strong>, celui du jour matériel et celui<br />

du jour dans le jeu. Elle est momentum<br />

d’horloge parce que c’est bien aux heures<br />

de nuit que le cyberjoueur passe le seuil<br />

et, en quelque sorte, s’endort au monde<br />

matériel pour s’éveiller dans le monde du<br />

jeu. Cette nuit concrète est juste le temps<br />

du passage qui ouvre vers un jour tout<br />

autre, lequel va la recouvrir de la clarté<br />

émanée par la lanterne magique, l’écran<br />

de l’ordinateur et, en ce sens, ce ne peut<br />

d’ailleurs être une nuit noire. L’avatar, lui,<br />

nous allons le constater, est le vecteur du<br />

passage – ou plutôt il en est « l’habit »<br />

et, même, l’armure dont se pourvoit le<br />

voyageur et, plus encore, il est l’hôte, le<br />

recevant, l’hébergeant. Le cyberjoueur<br />

est parfois comme un être qui aurait<br />

vécu tout le jour comme chenille et qui,<br />

opérant sa métamorphose, devient au soir<br />

papillon aux couleurs chatoyantes.<br />

Soleil couché, lanterne magique allumée<br />

et (l’habit faisant le moine) armement<br />

du guerrier sur l’épaule ou baguette<br />

magique à la main, tout est alors en place<br />

pour le franchissement du seuil...<br />

La nuit ouvre<br />

au cyberjoueur<br />

l’espace / temps<br />

du mythe<br />

Le joueur, qui investit ses heures nocturnes<br />

et du temps de vie dans le jeu,<br />

y cherche et y trouve le plaisir lié au<br />

fait de jouer, de se mesurer à d’autres.<br />

Bien entendu, ceci apparaît comme une<br />

<strong>des</strong> gran<strong>des</strong> clés de compréhension de<br />

cette passion pour le cyberjeu montré par<br />

beaucoup de cyberjoueurs. Toutefois, à<br />

l’analyse, on peut se rendre compte que<br />

d’autres facteurs entrent en jeu qui, tous,<br />

sont en rapport avec une donnée-clé : le<br />

cyberjeu on-line offre au joueur ce qu’il<br />

ressent comme <strong>des</strong> suppléments d’être et<br />

de vie. Car, quand il commence à jouer, il<br />

sort de l’espace et du temps ordinaires et<br />

entre dans quelque chose qui approche de<br />

l’ordre de l’espace et du temps du mythe.<br />

Il cesse d’être soumis aux lois habituelles<br />

de la physique et à celles qui régissent<br />

son corps, il sort de son Moi ordinaire<br />

pour entrer dans un Moi, voire <strong>des</strong> Moi,<br />

de l’ordre du surhumain – son, ses avatars<br />

: les cyberjeux permettent une série<br />

d’identités pour un Moi pourtant unique<br />

(Flichy, 2001 : 184 et suiv.).<br />

C’est toujours par rapport à l’autre que<br />

se pose la question de l’identité. Ainsi,<br />

■<br />

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