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Nos - Revue des sciences sociales

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Laura Biteaud<br />

Pour que dure la nuit...<br />

de conduite imposée. Or si l’on avance<br />

dans la réflexion et l’observation de la<br />

fête techno, force est de constater que<br />

la dimension anomique est incomplète,<br />

voire inexacte. En effet, si une barrière<br />

surgit entre le quotidien et la fête, entre<br />

le "normal" et l’extra-ordinaire, entre<br />

le jour et la nuit, il s’agit de la frontière<br />

séparant deux mon<strong>des</strong> distincts et non<br />

de la négation du premier par le second.<br />

Ainsi si la fête annihile les règles coutumières,<br />

c’est pour en créer d’autres,<br />

qui lui sont propres. Et la distinction<br />

entre sacré et profane que propose Roger<br />

Caillois dans L’homme et le sacré semble<br />

alors appropriée : le profane pour la vie<br />

sociale ordinaire, l’univers sacré pour<br />

la fête, associée – de fait – à la notion<br />

de rupture.<br />

Dès lors, « on comprend que la fête,<br />

représentant un tel paroxysme de vie et<br />

tranchant si violemment sur les menus<br />

soucis de l’existence quotidienne, apparaisse<br />

à l’individu comme un autre monde,<br />

où il se sent soutenu et transformé par <strong>des</strong><br />

forces qui le dépassent. (…) Il vit dans<br />

le souvenir d’une fête et dans l’attente<br />

d’une autre, car la fête figure pour lui,<br />

pour sa mémoire et son désir, le temps<br />

<strong>des</strong> émotions intenses et de la métamorphose<br />

de son être ». 2 N’allons pas trop<br />

avant dans cette image surréelle de la<br />

fête. Il ne s’agit guère de l’idéaliser ou<br />

de la mythifier au détriment du quotidien,<br />

puisqu’ils sont intimement liés, tous deux<br />

étant nécessaires « au développement de<br />

la vie : l’un comme milieu où elle se<br />

déploie, l’autre comme la source inépuisable<br />

qui la crée, qui la maintient, qui la<br />

renouvelle » 3 . Le cas <strong>des</strong> "fêteurs" restant<br />

"bloqués" dans le monde techno fait ici<br />

figure d’exemplarité : « L’écoute de sons<br />

techno, la prise plus fréquente d’acide ou<br />

d’ecstasy, la fréquentation <strong>des</strong> personnes<br />

du mouvement les y maintiennent. Mais<br />

ils tournent en rond dans cet univers,<br />

s’y trouvent enfermés et n’assument plus<br />

leurs fonctions ordinaires avec la même<br />

énergie » 4 .<br />

Si l’association fête / sacré incarne<br />

une temporalité singulière, elle traduit<br />

également la spécificité d’un public qu’il<br />

convient de préserver ; parce que « la<br />

chose sacrée, c’est, par excellence, celle<br />

que le profane ne doit pas, ne peut pas<br />

impunément toucher. (…) » 5 . Aussi pour<br />

sauvegarder cette sacralité, l’univers festif<br />

techno s’est doté de ceux que l’on<br />

nomme les physionomistes et qui ont la<br />

faculté de reconnaître –au premier coup<br />

d’œil – un initié. Ces derniers représentent<br />

l’ultime rempart avant de pouvoir<br />

s’introduire dans le monde de la fête ;<br />

mais ce passage peut se refermer devant<br />

toute personne qui n’aurait pas le « look<br />

branché exigé » 6 , parce que l’on prend<br />

bien « soin d’écarter d’un endroit consacré<br />

tout ce qui appartient au monde profane<br />

» 7 . Ce regard, que le physionomiste<br />

porte sur le "fêteur", est unique 8 ; il le<br />

scrute de haut en bas 9 , comme une sculpture<br />

qu’il choisirait pour son intérieur, se<br />

demandant si elle est assez in pour s’harmoniser<br />

avec sa décoration personnelle.<br />

Et si le verdict est négatif, il n’y a pas<br />

d’appel possible. Parce que « sans doute,<br />

par rapport au sacré, le profane n’est<br />

empreint que de caractères négatifs : il<br />

semble en comparaison aussi pauvre et<br />

dépourvu d’existence que le néant face<br />

à l’être (…) : tout contact est fatal à l’un<br />

comme à l’autre » 10 . Il s’agit, par conséquent,<br />

lorsque l’on désire pénétrer dans<br />

les lieux sacrés, de se débarrasser de tout<br />

attribut qui pourrait – de près ou de loin<br />

– rappeler le domaine du profane, puisque<br />

le temps de la fête – celui du sacré<br />

– est celui de la rupture avec le profane.<br />

Étienne Racine 11 note à ce sujet que les<br />

« racailles » et les « touristes » 12 sont souvent<br />

taxés d’adopter <strong>des</strong> comportements<br />

d'usagers <strong>des</strong> discothèques "normales",<br />

ordinaires. Leur attitude tenant plus du<br />

voyeurisme que de la participation festive,<br />

ils ne détiennent pas la clef rendant<br />

accessible l’espace sacralisé de la<br />

fête. C’est pourquoi l’entrée <strong>des</strong> night<br />

clubs techno leur est fréquemment refusée.<br />

Cela peut sembler injuste mais pour<br />

qu’une fête conserve toute sa sacralité, le<br />

profane doit en être totalement banni. Il<br />

reste alors aux populations profanes – si<br />

elles tiennent à conserver leurs qualités<br />

ordinaires – le loisir d’assister aux divers<br />

évènements, tels que la Techno Parade ou<br />

la Gay Pride : « il y a toujours <strong>des</strong> choses<br />

sacrées en dehors <strong>des</strong> sanctuaires ; il y<br />

a <strong>des</strong> rites qui peuvent être célébrés les<br />

jours ouvrables. Mais ce sont <strong>des</strong> choses<br />

sacrées de rang secondaire et <strong>des</strong> rites de<br />

moindre importance » 13 .<br />

Tandis que le profane représente l’ordinaire,<br />

le quotidien diurne, le sacré,<br />

quant à lui, nous conduit dans les abîmes<br />

d’un « monde défendu » (Caillois), initialisé<br />

par la nuit, que la littérature au temps<br />

<strong>des</strong> romantiques assimilait à l’onirisme.<br />

Notre propos va nous conduire maintenant<br />

au cœur de cette sacralité. Et pour<br />

nous guider dans les méandres nocturnes<br />

de la festivité techno, nous suivrons la<br />

définition du sacré, proposée par Roger<br />

Caillois : « Le sacré appartient comme<br />

une propriété stable ou éphémère à certaines<br />

choses (les instruments du culte 14 ),<br />

à certains êtres (le roi, le prêtre 15 ), à certains<br />

espaces (le temple, l’église, le haut<br />

lieu 16 ), à certains temps (le dimanche, le<br />

jour de Pâques, de Noël, etc. 17 ) » 18 .<br />

L’univers techno<br />

La musique :<br />

quand le "beat" entre en vous…<br />

La musique techno est essentiellement<br />

caractérisée par l’utilisation du mix et de<br />

la rythmique qu’elle génère par le biais<br />

du "beat".<br />

Le mix, substantif du verbe mixer,<br />

s’apparente à un savant mélange de musique<br />

; c’est-à-dire aussi bien un alliage de<br />

plusieurs disques passés simultanément,<br />

qu’une mise en commun de styles musicaux<br />

divers et variés. Mixer c’est « avec<br />

deux, trois ou quatre platines, jouer <strong>des</strong><br />

disques ensemble en accordant leur vitesse<br />

sur les platines tout en modifiant différentes<br />

variables sur la table de mixage<br />

(accentuation <strong>des</strong> basses par exemple).<br />

Par extension on peut parler d’une « culture<br />

du mix » : les tenants du mouvement<br />

techno mixent les sons mais aussi les styles<br />

vestimentaires » 19 et les populations.<br />

Ainsi, si le principe de mixage appelle<br />

la multiplicité de sonorités musicales, il<br />

renvoie également à une idée plus globale<br />

de métissage. Métissage de population<br />

qui est rendu possible grâce aux nombreuses<br />

variantes musicales de l’éventail<br />

techno. Hormis la distinction concernant<br />

le domaine profane et l’univers du sacré,<br />

la techno ne réalise aucune discrimination<br />

qu’elle soit de classe ou de couleur. Au<br />

contraire, elle fut à ses débuts porteuse<br />

d’espoir pour <strong>des</strong> minorités (les populations<br />

noires et gays notamment) avant<br />

d’accueillir un public plus large. Citons<br />

ici Franckie Knuckles qui a commencé<br />

à mixer à Chicago, à l’heure où le "délit<br />

de faciès" était encore plus intensément<br />

présent et répandu qu’aujourd’hui : « J’ai<br />

longtemps pensé que ce que je faisais<br />

■<br />

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