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Nos - Revue des sciences sociales

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Nicoletta Diasio & Patrick Ténoudji Éclairer par la nuit ?<br />

<strong>des</strong> traces brillantes sillonnent l’obscurité et<br />

promettent une renaissance. Resplendissante,<br />

Vénus (pura per noctem in luce refulsit, l. 2,<br />

v. 590), incite son fils à prendre la fuite ;<br />

un feu sacré étincelle sans brûler sur la tête<br />

d’Ascagne (II, vv. 681-684) ; aux invocations<br />

d’Anchise une étoile filante montre le chemin<br />

(II, vv. 692-698). Les deux gran<strong>des</strong> nuits de<br />

l’Énéide emboîtent violence et miracle, abus<br />

et douceur, chagrin et pitié.<br />

Aises et malaises<br />

<strong>des</strong> temps<br />

En 1843 deux astronomes, Wolfang Sertorius<br />

et Christian F. Peters construisent,<br />

sur demande du chanoine Stupendo, dans la<br />

cathédrale d’Acireale, en Sicile, une horloge<br />

solaire dans le but impossible de mesurer<br />

le crépuscule. Une ligne d’or sinueuse serpente<br />

sur les dalles du choeur ; ombre et soleil,<br />

brumes et or (Kennst du das Land, wo die<br />

Zitronen blühn, / Im dunkeln Laub die Gold-<br />

Orangen glühn, W. Goethe, 1996 : 32...) se<br />

rencontrent de part et d’autre d’une frontière<br />

fuyante. Mais sur la ligne de partage entre la<br />

nuit et le jour se confrontent deux conceptions<br />

du monde, luthérienne et catholique et deux<br />

conceptions du temps. La légende veut que<br />

Peters et Stupendo aient eu d’âpres débats<br />

autour de l’emplacement de la méridienne, le<br />

premier soumis aux impératifs de la science<br />

et du futur, le deuxième contraint par le devoir<br />

sacré envers la tradition et le passé 3 .<br />

Un de nos projets a été de dépêtrer cette<br />

fusion d’horizons pour comprendre comment<br />

se définissent ici ou ailleurs, maintenant ou<br />

jadis, les confins de la nuit et du jour. L’opposition<br />

jour-nuit définit de tous temps une<br />

frontière entre la lumière et l’obscurité, l’activité<br />

et l’immobilité, découpant du même coup<br />

<strong>des</strong> espaces intermédiaires, comme la veillée<br />

festive ou funèbre ou <strong>des</strong> espaces paradoxaux<br />

d’activité et de parole dans une période où<br />

le reste du monde dort : <strong>des</strong> temps extraordinaires,<br />

propices à l’expression <strong>des</strong> émotions,<br />

joyeuses ou douloureuses, et du sacré.<br />

À quel point tombe la nuit et quand se<br />

lève le jour ? Les contributeurs à ce numéro<br />

donnent <strong>des</strong> réponses d’une grande diversité.<br />

Joachim Schlör nous rappelle comment la<br />

nuit urbaine a été apprivoisée à partir du XIX e<br />

siècle : si le romantisme enveloppe l’obscurité<br />

de beauté et mystère, l’éclairage urbain<br />

permet progressivement de se réapproprier<br />

temps et lieux. La conquête de la nuit va avec<br />

■<br />

la maîtrise d’un territoire et devient, avec la<br />

foule, protagoniste <strong>des</strong> écrits sur la ville en<br />

tant qu’objet problématique.<br />

Walter Benjamin a raconté la présence de<br />

la foule dans les écrits de Baudelaire, Hugo,<br />

Engels, Poe. Moins évident est le rapport<br />

étroit entre « le chaos <strong>des</strong> fourmillantes cités »<br />

(Baudelaire) et la pervasivité de la nuit et de<br />

sa domestication. Un nouveau regard et un<br />

rythme plus intense, faits de chocs émotionnels,<br />

de brusques revirements, oscillant entre<br />

la rapidité <strong>des</strong> passants sur les trottoirs et la<br />

lenteur du flâneur relèvent de l’incorporation<br />

de la nuit dans l’expérience ordinaire.<br />

Comme la nuit, la ville a sa part d’impénétrable<br />

: “on dit judicieusement d’un certain<br />

livre allemand : Es laesst sich nicht lesen – il<br />

ne se laisse pas lire. Il y a <strong>des</strong> secrets qui ne<br />

veulent pas être dits” (E. A. Poe, 1965 : 95).<br />

Impénétrable est aussi l’homme <strong>des</strong> foules,<br />

qui donne le titre d’un récit de Poe. Ce récit<br />

se construit comme une traque dans une Londres<br />

nocturne et populeuse. Un convalescent<br />

poursuit un inconnu qui erre dans les rues :<br />

« type et génie du crime profond, il refuse<br />

d’être seul » (E. A. Poe cit : 105). L’homme<br />

<strong>des</strong> foules se dérobe au regard, le noir et la<br />

foule constituant un double écran que le protagoniste<br />

doit percer, zigzaguant entre les gens,<br />

se laissant emporter, profitant <strong>des</strong> éclairs <strong>des</strong><br />

réverbères. “À la tombée de la nuit, la foule<br />

s’accrut de minute en minute ; et quand tous<br />

les réverbères furent allumés, deux courants<br />

de population s’écoulaient, épais et continus,<br />

devant la porte. Je ne m’étais jamais senti<br />

dans une situation semblable à celle où je me<br />

trouvais en ce moment particulier de la soirée,<br />

et ce tumultueux océan de têtes humaines me<br />

remplissait d’une délicieuse émotion toute<br />

nouvelle” (Poe cit : 96). Et encore : “À mesure<br />

que la nuit devenait plus profonde, l’intérêt<br />

de la scène s’approfondissait aussi pour moi;<br />

car non seulement le caractère générale de<br />

la foule était altéré (...), mais les rayons <strong>des</strong><br />

becs de gaz, faibles d’abord quand ils luttaient<br />

avec le jour mourant, avaient maintenant pris<br />

le <strong>des</strong>sus et jetaient sur toutes choses une<br />

lumière étincelante et agitée. Tout était noir,<br />

mais éclatant – comme cet ébène à laquelle on<br />

a comparé le style de Tertullien” (Poe cit :100).<br />

Le soir devient nuit, puis brouillard, puis à<br />

nouveau brillance <strong>des</strong> feux du gaz, la foule<br />

ondoie, s’agite, se dissémine et se rassemble<br />

au point du jour. Tout un jeu entre voir et non<br />

voir est l’occasion pour Poe de nous décrire<br />

le lacis <strong>des</strong> rues londoniennes, l’apprentissage<br />

d’une autre sensorialité, mais surtout<br />

une humanité changeante qui va <strong>des</strong> commis<br />

aux marchands, <strong>des</strong> joueurs professionnels<br />

aux ivrognes, <strong>des</strong> ouvrières aux mendiants.<br />

Ce regard entraîné aux différences initie une<br />

domestication de la nuit et de la ville 4 .<br />

Luc Gwiazdzinski (dont on notera au passage<br />

que le nom signifie en polonais "étoilé")<br />

vient nous rappeler qu’on ne peut parler de<br />

“nuit” au singulier et que cet espace-temps se<br />

déplace selon qu’on prend comme repère <strong>des</strong><br />

limites astronomiques, physiologiques, légales<br />

ou professionnelles. Non seulement la nuit<br />

peut être divisée en plusieurs temps internes<br />

définis à partir <strong>des</strong> mo<strong>des</strong> d’occupation de<br />

l’espace public, <strong>des</strong> activités de travail ou de<br />

loisir, <strong>des</strong> mo<strong>des</strong> de contrôle du territoire mais<br />

ses frontières sont floues, denses, telle une<br />

ligne de front où <strong>des</strong> univers différents se frottent<br />

le temps d’une aube ou d’un crépuscule.<br />

Federico Fellini a su rendre toute la magie de<br />

ce moment dans les Vitelloni : la rencontre de<br />

Moraldo et du jeune ouvrier dans une petite<br />

gare de province est un moment propice aux<br />

confidences et aux échanges entre deux mon<strong>des</strong><br />

qui se côtoient sans se mélanger. Ce qui<br />

pour l’un est la fin d’une nuit de bamboche est<br />

pour l’autre le début d’un jour de travail ; c’est<br />

pour les deux un miracle inattendu. “Blanche<br />

et noire à la fois”, la nuit urbaine est selon le<br />

géographe l’occasion d’un décloisonnement<br />

progressif <strong>des</strong> activités nocturnes et diurnes,<br />

l’éclairage n’étant qu’un <strong>des</strong> dispositifs multiples<br />

qui ont contribué à la conquête de cet<br />

espace-temps. Les flâneries de Saïda Kasmi<br />

parmi de jeunes noctambules à Strasbourg<br />

montrent que l’entrée dans la nuit est progressive,<br />

préparée comme un projet, scandée par<br />

une série progressive de micro-épiso<strong>des</strong>.<br />

Une redéfinition paradigmatique du temps<br />

nocturne émerge de l’article de Michel Nachez<br />

sur les pratiques <strong>des</strong> cyberjoueurs qui, le soir<br />

tombant, mettent en sommeil les activités<br />

diurnes et s’éveillent au jour artificiel du jeu.<br />

Cette nouvelle dichotomie veille / sommeil ne<br />

correspond pas au rythme circadien, mais à<br />

une réinvention du temps en raison de la transformation<br />

de l’individu en son "avatar" et de la<br />

sortie du monde matériel au virtuel. Entre ces<br />

deux univers la nuit est un sas de décontamination<br />

de la fragilité corporelle pour accéder à<br />

une sur-humanité qui bouge dans une sorte de<br />

crépuscule permanent, où les frontières entre<br />

jour et nuit sont effacées. Là où pour Poe la<br />

nuit aiguise les sens et fait jubiler le corps<br />

dans la marche, l’amour ou l’alcool, pour les<br />

cyberjoueurs elle constitue la négation de la<br />

chair, la « viande » comme l’appelle Gibson<br />

dans le classique de la cyberlittérature Neuromancer,<br />

et la revanche de l’immatériel et<br />

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