Nos - Revue des sciences sociales
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Recensions<br />
JANINE MOSSUZ-LAVAU<br />
La vie sexuelle en France<br />
Paris, La Martinière, 2002, 466 p.<br />
Après avoir produit un ouvrage fondamental<br />
sur Les Lois de l’amour, c’est-à-dire<br />
sur les juridictions édictées dans le domaine<br />
de la sexualité et de la famille depuis la<br />
seconde guerre mondiale, Janine Mossuz-<br />
Lavau délaisse un peu le juridique pour<br />
l’observation sociologique de la vie sexuelle<br />
de ses contemporains. Si le thème est déjà<br />
largement exploré par <strong>des</strong> enquêtes comportementales,<br />
notamment l’enquête de l’ACSF<br />
publié en 1993, intitulé Les Comportements<br />
sexuels en France, l’auteur apporte un éclairage<br />
nouveau et original. En choisissant<br />
une méthodologie qualitative, elle vise une<br />
autre approche, plus humaine, mais aussi<br />
révélatrice de plus de complexité. Par <strong>des</strong><br />
entretiens approfondis auprès d’une centaine<br />
de personnes, choisies avec le plus de<br />
pertinence possible, Janine Mossuz-Lavau<br />
rappelle que derrière les moyennes statistiques<br />
se cachent <strong>des</strong> individus qui sont tout<br />
sauf agrégés dans <strong>des</strong> catégories rigi<strong>des</strong>.<br />
Ainsi le critère le plus simple en la matière, à<br />
savoir la fréquence de rapports sexuels entretenus<br />
par un individu, montre amplement<br />
que la moyenne est tout sauf exacte pour<br />
comprendre comment les français vivent la<br />
sexualité. D’énormes différences existent<br />
selon les individus, et pour <strong>des</strong> raisons forts<br />
variées qui sont subies ou choisies, mais qui<br />
dévoilent que les stratégies <strong>des</strong> acteurs ne se<br />
saisissent bien que par l’écoute attentive et<br />
patiente <strong>des</strong> personnes.<br />
Par exemple, l’enquête statistique s’étonnait<br />
que les femmes déclarent nettement<br />
moins de partenaires au cours de leur vie<br />
que les hommes, écart que les relations<br />
homosexuelles ne suffisaient pas à expliquer<br />
et à compenser. Il était plus ou moins<br />
sous-entendu que les hommes avaient, par<br />
flagornerie et pour se revaloriser à leurs propres<br />
yeux, tendance à largement surestimer<br />
le nombre de partenaires. En fait, Janine<br />
Mossuz-Lavau montre que ce sont plutôt les<br />
femmes qui ont tendance à sous-estimer le<br />
nombre réel, non par mensonge ou pudeur,<br />
mais parce qu’elles ne retiennent pas les<br />
mêmes critères pour les calculs. Elles ont<br />
généralement tendance à ne compter que<br />
« ceux qui ont compté », reléguant les autres<br />
dans un oubli que seul le travail d’anamnèse<br />
provoqué par l’entretien permet de révéler.<br />
Ce type de constatation n’a pas seulement<br />
valeur en soi, mais a <strong>des</strong> conséquences<br />
épistémologiques considérables. Dans une<br />
certaine mesure, on peut en déduire que les<br />
enquêtes qualitatives, toujours soupçonnées<br />
de ne pas être « représentatives », sont en fait<br />
scientifiquement plus exactes que nombre<br />
de résultats quantitatifs. Les regroupements<br />
nécessaires aux tris statistiques ont pour<br />
effet de donner <strong>des</strong> images utiles mais toujours<br />
grossières d’une réalité infiniment plus<br />
complexe. L’auteur apporte l’exemple que la<br />
sexualité est un formidable outil de réflexion<br />
épistémologique, ce que Georges Devereux<br />
avait montré avec conviction dans De l’angoisse<br />
à la méthode.<br />
D’ailleurs, un <strong>des</strong> exemples que Devereux<br />
donnait, celui <strong>des</strong> femmes Sedang<br />
qui considèrent la sodomie avec un amant<br />
comme un rapport non adultère car ne risquant<br />
pas de les mettre enceintes, n’est pas<br />
aussi éloigné du raisonnement de certaines<br />
jeunes femmes musulmanes interviewées<br />
par Janine Mossuz-Lavau, même si les situations<br />
racontées ne sont pas aussi extrêmes.<br />
Ce qui est important ici de mentionner c’est<br />
la définition que l’on se donne d’un rapport<br />
sexuel, et de constater que selon les époques<br />
et les cultures, celle-ci varie. Qu’est-ce<br />
que signifie avoir un rapport sexuel ? Pour<br />
beaucoup, et pour le sens commun, il s’agit<br />
de pénétration. L’enquête montre que bien<br />
d’autres situations aux contextes plus denses<br />
et plus riches peuvent exister. Avoir <strong>des</strong> rapports<br />
buccaux, <strong>des</strong> attouchements, <strong>des</strong> excitations<br />
sexuelles partagées sans pénétration,<br />
c’est évidemment de la sexualité, et ce sont<br />
<strong>des</strong> rapports sexuels. Ce que <strong>des</strong> sexologues<br />
éclairés, comme Rejean Tremblay ou Michel<br />
Dorais, ont mentionné depuis longtemps,<br />
apparaît ici avec évidence. Les homosexuels<br />
le savent bien qui ne réduisent pas l’infinie<br />
richesse et diversité <strong>des</strong> rapports sexuels à<br />
un acte de pénétration. Bien d’autres termes<br />
sont également problématiques et gagnent<br />
à être définis ainsi ceux aussi différents de<br />
première fois, de jouissance, de harcèlement<br />
ou encore de fidélité. Pour cela, il convient<br />
de faire définir aux personnes les mots qu’elles<br />
utilisent pour ne pas prendre le risque<br />
d’amalgamer <strong>des</strong> faits différents. Seule<br />
l’enquête qualitative peut le permettre, les<br />
catégories du questionnaire étant par nature<br />
prédéfinies, elles induisent <strong>des</strong> réponses où<br />
se mêlent <strong>des</strong> attributions hétérogènes.<br />
Nous pouvons d’ailleurs prolonger l’argument<br />
et penser que l’entretien ne suffit<br />
sans doute pas pour percevoir les contradictions<br />
et qu’il faut encore davantage de temps<br />
pour percer les discours de faça<strong>des</strong>. Certes,<br />
la situation d’entretien, dans son intimité et<br />
son caractère confidentiel apporte <strong>des</strong> garanties,<br />
mais il y a tout lieu de penser que les<br />
acteurs eux-mêmes peuvent, non pas mentir<br />
à l’enquêteur, mais se mentir à eux-mêmes.<br />
Pour cela, seuls <strong>des</strong> entretiens longs et répétés<br />
sont susceptibles de permettre d’aller<br />
au-delà <strong>des</strong> discours convenus. Les psychanalystes<br />
le vivent quotidiennement. Ainsi,<br />
les discours tenus sur le couple, notamment<br />
sur la grande réussite de sa relation conjugale,<br />
produisent quelque scepticisme pour<br />
ceux qui ont enquêté sur cette seule matière.<br />
La réalité est toujours plus contrastée que<br />
ne veulent bien le faire croire les récits à un<br />
instant donné. Il faut multiplier les versions<br />
à plusieurs moments pour approcher les<br />
faits et tenter de dépasser les reconstructions<br />
inhérentes au processus de la narration.<br />
Parce qu’elle est allée se confronter<br />
au terrain, Janine Mossuz-Lavau évite les<br />
écueils courus habituellement par ce genre<br />
d’ouvrage en ne confondant pas les comportements<br />
réels et les discours tenus sur eux.<br />
C’est une constante depuis Michel Foucault<br />
que d’écrire <strong>des</strong> histoires de la sexualité en<br />
s’appuyant sur les représentations plutôt que<br />
sur les comportements, où pire en agrégeant<br />
de manière confuse les deux. C’est une grande<br />
qualité de l’enquête que de demeurer liée<br />
à la <strong>des</strong>cription et au strict commentaire de ce<br />
que déclarent les intéressés. Cette méthode<br />
évite les errances intellectuelles et les inepties<br />
tenues par exemple par un Jean-Claude<br />
Guillebaud dans La Tyrannie du plaisir. Il<br />
ne s’agit pas de régler ici <strong>des</strong> comptes avec<br />
la période dite de « la révolution sexuelle »<br />
et de prendre pour argent comptant les fantasmes<br />
médiatiques sur la sexualité. Janine<br />
Mossuz-Lavau décrit bien les variantes qui<br />
font que si certains apparaissent « libérés »,<br />
d’autres demeurent beaucoup plus proches<br />
<strong>des</strong> comportements traditionnels et n’hésitent<br />
pas à le revendiquer sans complexe.<br />
Les Français ne sont pas tous soumis aux<br />
normes édictées par les médias et beaucoup<br />
conservent une duplicité qui leur permet de<br />
vivre sereinement l’écart entre la réalité de<br />
leur sexualité et les idéaux ou déclarations<br />
entendus par ailleurs.<br />
Janine Mossuz-Lavau interroge également<br />
les disparités existantes dans la société<br />
française, pas seulement au travers <strong>des</strong> comportements<br />
déclarés, mais aussi par les normes<br />
voulues par chacun. Les situations les<br />
plus extrêmes se rencontrent chez les jeunes<br />
femmes issues de l’émigration qui n’entendent<br />
pas toujours s’occidentaliser de ce point<br />
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