Nos - Revue des sciences sociales
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Elle porte à nu les potentialités que recèle<br />
une individualité.<br />
Tous mes interlocuteurs parlent de ce<br />
qu'ils prennent, mais ce sont les mo<strong>des</strong><br />
d'emploi, les façons de consommer qui<br />
révèlent une grande variété d'usages et<br />
<strong>des</strong> ritualisations. Tous les lieux ne se<br />
prêtent pas à la consommation de drogues<br />
de la même manière. Au X, le cannabis est<br />
possible parce que la salle est suffisamment<br />
spacieuse pour que la fumée s'évanouisse<br />
vite. Par contre, si C me propose<br />
un “plomb”, ce sera dans les toilettes, en<br />
toute discrétion. Au fur et à mesure de<br />
son parcours, le noctambule passe d'un<br />
lieu à un autre dans une gradation de la<br />
force et <strong>des</strong> effets <strong>des</strong> substances : les<br />
lieux d'entrée dans la nuit se prêtent aux<br />
drogues douces qui soudent le groupe,<br />
et selon les avancées dans la nuit, l'arrêt<br />
en un lieu ou la poursuite vers le suivant<br />
marquent l'arrêt à tel niveau de substance<br />
ou la plongée vers une expérience plus<br />
individualisante.<br />
du besoin de maintenir la cohésion du<br />
groupe de copains, d'une décision assumée<br />
collectivement de se séparer pour<br />
mettre fin ensemble à la nuit. A et B<br />
savent qu'en général quand elles ont fini<br />
leur nuit, c'est que leurs amis l'ont finie<br />
aussi. C suit une trajectoire strictement<br />
personnelle. Par contre, il n'atteint jamais<br />
le point de rupture physique, alors que les<br />
autres célèbrent la fête dans l'oubli de soi<br />
dans le groupe, jusqu'à l'épuisement. C<br />
peut repartir sur sa trajectoire festive le<br />
lendemain, alors qu'il faut aux autres la<br />
semaine pour récupérer.<br />
C est sur une philosophie personnelle<br />
de la fête, quête personnelle d'expériences,<br />
de vécus qu'il collectionne et<br />
se remémore : les sentiments y ont peu<br />
de place, car l'autre y est instrumenté<br />
comme vecteur de l'expérience. Alors que<br />
pour A et B, la nuit est propice à la liesse,<br />
à la rencontre avec les autres, à la fusion<br />
Philosophies divergentes ■<br />
Dater le début et la fin de la nuit par<br />
le coucher et le lever du soleil n'a pas<br />
de sens. La nuit commence par une élaboration<br />
: elle existe dès lors qu'elle est<br />
un projet, celui d'une sortie, celui d'une<br />
rencontre. Chacun a sa nuit. À la question<br />
“Quand débute la nuit, selon vous ?”, A<br />
répond : “Quand j'suis avec mes potes !”,<br />
alors que pour B c'est “dès la fin <strong>des</strong><br />
cours, juste après le taf !” C est évasif :<br />
“La nuit ? on y entre, on y sort quand on<br />
veut, c'est toi qui décide ! La nuit n'a pas<br />
de cadre rigide”. Mais il insiste sur le<br />
fait que le passage d'un monde à l'autre<br />
n'est pas rythmé par l'heure mais par<br />
l'esprit : “Y'a pas d'heure précise ! La nuit<br />
ça commence pas à un moment précis<br />
pour se finir tac à un moment précis !<br />
Nan c'est pas comme ça que ça se passe<br />
c'est : tu sens la fin… en toi ! Tu la vois<br />
venir en fait !”.<br />
C juge ridicule de demander ce qu'est<br />
la nuit. Il faut la vivre, c'est une philosophie.<br />
Pour lui, il n'y a pas de spécificité<br />
de la nuit, la fête est permanente : il se<br />
couche n'importe quand, au point d'usure,<br />
et se lève après 13h. Le moment où termine<br />
sa nuit ne dépend que de sa propre<br />
décision, de ses capacités physiques, de<br />
son besoin de sommeil, et non <strong>des</strong> autres,<br />
Yves Siffer, La Java, peinture sous verre, 1993<br />
118 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”