Nos - Revue des sciences sociales
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sont de plus en plus nombreuses. L'offre<br />
de loisirs nocturnes se développe et la<br />
nuit est devenue un secteur économique<br />
à part entière. Selon l’Association française<br />
<strong>des</strong> métiers de la nuit, 3 273 discothèques<br />
irriguent le pays de leur flot<br />
de musique, auxquelles il faut ajouter<br />
4 400 bars d’ambiance. Avec les “discomobiles”,<br />
karaoké, casinos et bowlings,<br />
le secteur représente un chiffre d’affaires<br />
de 10 à 12 milliards de francs.<br />
– Partout dans l’espace urbain, les distributeurs<br />
automatiques se multiplient<br />
(banques, stations services, cassettes,<br />
boissons, pain, repas), et autorisent une<br />
pratique continue sans surcoût. À Paris,<br />
les six magasins automatiques de “Y’a<br />
Too Partoo”, nouveau distributeur de<br />
plats cuisinés, yaourts, café, sucres et<br />
autres produits de dépannage, réalisent<br />
60% de leur chiffre d’affaire entre<br />
21 heure et l’aube.<br />
– Partout, les “nuits spéciales” font recette<br />
: “nuit du cinéma fantastique”, “nuit<br />
électronique”, “nuit <strong>des</strong> arts martiaux,<br />
“nuit <strong>des</strong> publivores” (…). Dans les<br />
capitales comme Paris, Bruxelles et<br />
maintenant Rome, les “nuits blanches”<br />
sont <strong>des</strong> succès (Gwiazdzinski, 2003).<br />
– Les soirées festives démarrent de plus<br />
en plus tard au désespoir <strong>des</strong> patrons de<br />
discothèques.<br />
– Même les lois évoluent. La nuit, qui fut<br />
longtemps un espace protégé doté de lois<br />
spécifiques se banalise. Autrefois interdites,<br />
les perquisitions de nuit en matière<br />
de terrorisme sont autorisées depuis le 31<br />
mars 1997 et l’article 706-24-1 du Code<br />
de procédure pénale. Depuis la loi adoptée<br />
à la fin novembre 2000 pour mettre<br />
la France en conformité avec la directive<br />
européenne sur l’égalité professionnelle,<br />
les femmes peuvent travailler de nuit.<br />
Avant, <strong>des</strong> dérogations étaient accordées<br />
et le nombre de femmes travaillant la<br />
nuit était déjà passé de 460 000 en 1991<br />
à 580 000 en 1998. Plus anecdotique, le<br />
projet de loi autorisant la chasse de nuit<br />
dans certains départements français va<br />
dans le même sens.<br />
Conséquence ou cause de ces évolutions,<br />
même les rythmes biologiques<br />
semblent bouleversés. Depuis la guerre,<br />
le cycle de sommeil du citadin a<br />
subi un décalage d'environ deux heures.<br />
Aujourd'hui les Français s'endorment en<br />
moyenne à 23h au lieu de 21h il y a cinquante<br />
ans.<br />
Des conflits<br />
qui se multiplient<br />
Les pressions s’accentuent sur la nuit<br />
qui cristallise <strong>des</strong> enjeux économiques,<br />
politiques et sociaux fondamentaux.<br />
Entre le temps international <strong>des</strong> marchands<br />
et le temps local <strong>des</strong> résidents,<br />
entre la ville en continu de l'économie<br />
et la ville circadienne du social, entre les<br />
lieux <strong>des</strong> flux et les lieux <strong>des</strong> stocks, <strong>des</strong><br />
tensions existent, <strong>des</strong> conflits éclatent,<br />
<strong>des</strong> frontières s'érigent (Gwiazdzinski,<br />
1999). La ville qui travaille, la ville qui<br />
dort et la ville qui s'amuse ne font pas<br />
toujours bon ménage. Entre ces espaces<br />
aux fonctions différentes, aux utilisations<br />
contrastées, apparaissent <strong>des</strong> tensions et<br />
<strong>des</strong> conflits qui permettent à l'observateur<br />
de repérer la ou les lignes de front. Nous<br />
avons choisi d'en retenir quelques-uns,<br />
caractéristiques d'espaces différents : les<br />
franges de l'agglomération, le centre-ville<br />
et les quartiers périphériques.<br />
Conflits entre la ville circadienne et la<br />
ville en continu temporel en périphérie<br />
Le premier de ces conflits, est situé<br />
aux limites de l’agglomération. Hautement<br />
symbolique, il oppose les riverains<br />
<strong>des</strong> aéroports qui souhaitaient conserver<br />
un rythme naturel jour-nuit en évitant les<br />
nuisances nocturnes, et les transporteurs<br />
dont l'activité internationalisée nécessite<br />
un fonctionnement en continu 24 heures<br />
sur 24. Ces conflits médiatisés opposent<br />
la ville qui dort et la ville qui travaille,<br />
un temps local (le temps de la ville circadienne)<br />
et un temps international (de<br />
l'économie), un espace de flux (l'aéroport)<br />
et un espace de stock (le quartier<br />
résidentiel).<br />
Conflits entre la ville qui dort et la ville<br />
qui s'amuse au centre-ville<br />
Le second type de conflit choisi est<br />
relatif aux nuisances sonores et concerne<br />
plutôt le centre-ville. Il s'agit de<br />
la confrontation entre les résidents <strong>des</strong><br />
quartiers soucieux de leur tranquillité et<br />
les consommateurs bruyants <strong>des</strong> bars,<br />
<strong>des</strong> lieux de nuit et <strong>des</strong> terrasses qui<br />
se multiplient, symboles de l'émergence<br />
d'un espace public nocturne. Il oppose la<br />
ville qui dort à la ville qui s'amuse. Ces<br />
■<br />
conflits génèrent souvent <strong>des</strong> mutations :<br />
déplacement <strong>des</strong> lieux de loisirs vers<br />
la périphérie à l'exemple <strong>des</strong> activités<br />
ludiques (discothèques, complexes cinématographiques…)<br />
qui se développent<br />
autour <strong>des</strong> agglomérations.<br />
Conflits entre la ville qui dort et la ville<br />
en banlieue<br />
Les violences urbaines constituent<br />
un autre de ces conflits nocturnes. Il<br />
s'agit notamment <strong>des</strong> incendies de véhicules<br />
qui touchent particulièrement les<br />
quartiers périphériques au moment où<br />
l'encadrement social habituel a disparu,<br />
c'est-à-dire à la nuit tombée entre 22h et<br />
1h du matin. Amplifiés par la “caisse de<br />
résonance médiatique” (Dhume & Gwiazdzinski,<br />
1997), ces brasiers spectaculaires<br />
contribuent à stigmatiser ces espaces<br />
périphériques et à ériger <strong>des</strong> frontières<br />
infranchissables entre les quartiers.<br />
D’autres conflits<br />
La conquête de la nuit urbaine entraîne<br />
la multiplication de conflits qui ne sont<br />
pas tous spatialisés :<br />
– Le premier concerne l’homme luimême<br />
“qui a inventé <strong>des</strong> machines qui<br />
fonctionnent dans un temps différent<br />
par rapport à notre temps biologique<br />
(...)” (Chapman, 1977). Dans l’industrie,<br />
il y a de plus en plus de procédures<br />
continues qui obligent à mettre en place<br />
le travail en équipes de nuit et ont pour<br />
effet de désorganiser la vie privée <strong>des</strong><br />
ouvriers et nuisent à leur santé.<br />
– La lumière a tué la magie de nos nuits<br />
en nous empêchant d’apercevoir le ciel.<br />
Ce spectacle splendide et gratuit n’est<br />
plus visible sous l’effet de la pollution<br />
lumineuse. Il y a bien longtemps<br />
que l’on ne peut plus faire de travaux<br />
scientifiques à partir <strong>des</strong> observatoires<br />
urbains.<br />
– Les conflits sociaux se multiplient<br />
comme la “grève de nuit <strong>des</strong> médecins”<br />
pour protester contre la réduction<br />
de la plage horaire de majoration de<br />
nuit ou la grève dans les centres de tri<br />
postaux pour s’opposer à la réorganisation<br />
<strong>des</strong> horaires de nuit. L’actualité<br />
<strong>des</strong> derniers mois en France fournit de<br />
nombreux exemples de problèmes nocturnes.<br />
Pour <strong>des</strong> questions d’insécurité,<br />
la SNCF vient de décider la suppression<br />
22 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”