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Nos - Revue des sciences sociales

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Sandra Geelhoed Aidara<br />

Un message de la nuit <strong>des</strong> temps<br />

heures passées à boire le thé, à discuter<br />

poliment, le regard humble, les yeux<br />

légèrement baissés face au Nawab. Les<br />

soirées à jouer aux échecs, à apprendre<br />

leurs langues – car ils sont plurilingues :<br />

ils parlent non seulement le bugti, un dialecte<br />

proche du persan ancien, mais également<br />

l'urdu et ils chantent en brahui.<br />

J’imagine Jean-Loup Welcomme, assis<br />

à même le sol, sur les tapis d’Orient, face<br />

aux sages du conseil. J’imagine comment<br />

il plaide devant eux l’importance<br />

de sa mission. Comment il leur explique<br />

pourquoi il faut creuser leur terre et leurs<br />

montagnes, pour y retrouver de vieux os.<br />

Et alors, pour ne pas importuner l'hôte,<br />

ces hommes finissent par faire semblant<br />

de comprendre. À force de dépecer les<br />

moutons, ils connaissent l’anatomie<br />

<strong>des</strong> mammifères, et ils ont bien vu qu'il<br />

s'agissait d'os en pierre. J’imagine comment,<br />

petit à petit, Jean-Loup Welcomme<br />

a dû gagner leur confiance. Comment il<br />

a dû rendre la confiance, le respect et la<br />

dignité qu’ils lui ont offerts. Le Nawab<br />

lui a donné une place parmi eux. C’est<br />

ainsi qu’il est devenu Gurk Khan Bugti.<br />

Loup, Seigneur <strong>des</strong> Bugti. Et c’est à travers<br />

ce geste que la tribu s’est appropriée<br />

la mission scientifique. C’est parce qu’il<br />

est Bugti que son entreprise est devenu<br />

bugtie. Aucun Bugti n’oserait y toucher<br />

par peur de rompre le code d’honneur et<br />

la loi de la tribu. C’est aussi parce que<br />

les fouilles appartiennent à Gurk que les<br />

Bugti en assurent la défense et qu’aucune<br />

autre équipe de paléontologues ne peut<br />

avoir accès aux gisements.<br />

Les Bugti ont offert la protection et<br />

Jean-Loup Welcomme a su la recevoir.<br />

Ceci implique que Welcomme doit, lui<br />

aussi, les défendre. Le Nawab comptera<br />

sur lui si un jour une guerre internationale<br />

éclate au Pakistan. Telle est la parole<br />

d’honneur du Nawab. Telle est la loi <strong>des</strong><br />

Bugti.<br />

Trouver<br />

Pour mener à bien sa mission, le chercheur<br />

a intégré dans son travail quotidien<br />

la vie tribale. C’est un paramètre essentiel.<br />

Car l’approche ethnologique porte<br />

ses fruits. Les Bugti lui prêtent leurs yeux<br />

d’aigles, qui voient si loin. Ils lui présentent<br />

<strong>des</strong> fossiles trouvés sur le chemin. Ils<br />

lui indiquent les endroits où se dressent<br />

<strong>des</strong> rochers aux formes bizarres.<br />

Ils aident ce fou qui creuse la terre, qui<br />

charrie <strong>des</strong> pierres sur les sentiers, dans la<br />

chaleur, dans la soif, au risque de glisser,<br />

de se faire mordre par <strong>des</strong> serpents. Le<br />

travail de fouille est dur. Il fait cinquante<br />

degrés à l’ombre (mais il n’y a pas d’ombre<br />

dans le désert). Les Bugti sont là,<br />

fidèles au poste, et ils l’approvisionnent<br />

■<br />

en eau, en Coca cola chaud, au sommet<br />

de la montagne. Ils protègent le site avec<br />

leurs vieilles Kalachnikovs et leurs couteaux<br />

accrochés à la ceinture.<br />

Le chef <strong>des</strong> gar<strong>des</strong> est Kehar, l’ami de<br />

Welcomme, son frère de cœur. Kehar, le<br />

guerrier, homme à l’allure fière, un Tigre<br />

du Balouchistan. Kehar, le paysan au<br />

village. Kehar, le troubadour qui chante<br />

les poèmes centenaires dans ce désert<br />

sans ombre, pour distraire les Français<br />

qui continuent à sonder la terre. Kehar,<br />

le poète qui conte aux enfants l’histoire<br />

d’Ukbar le géant, une bête si grande<br />

qu’elle dépasse le sommet de la montagne...<br />

C’est ainsi que les liens se tissent<br />

entre le chercheur et la tribu <strong>des</strong> Bugti.<br />

Ils apprennent à se connaître et à avancer<br />

ensemble pour décrypter les secrets de la<br />

nuit du temps.<br />

En 2000, Jean-Loup Welcomme achève<br />

une partie importante de sa mission. Il<br />

peut enfin monter le squelette composite<br />

du Baluchitherium. C’est d’abord aux<br />

Bugti qu’il montre sa trouvaille. C’est au<br />

Nawab qu’il rend compte de ses travaux.<br />

Aujourd’hui, le squelette de l’animal<br />

se trouve chez le Nawab, à Dera-Bugti,<br />

entreposé dans une douzaine de cantines.<br />

Avec cette découverte majeure, l’aventure<br />

du paléontologue ne vient que de commencer<br />

: Jean-Loup Welcomme repart en<br />

pays Bugti pour d’autres fouilles, sur la<br />

trace d’autres animaux. Et avec les Bugti,<br />

malgré les difficultés géopolitiques, il<br />

traque les indices pour <strong>des</strong>siner les contours<br />

de notre passé, du monde <strong>des</strong> géants<br />

disparus.<br />

Ouvrages / film<br />

Welcomme Jean-Loup & Poindron Eric, Sur les<br />

traces d’un géant. Flammarion, 2003.<br />

Machado Thierry : Le Géant de la Vallée Perdue.<br />

Co-production Canal+ / Gédéon Programmes,<br />

2001.<br />

Photos : Jean-Loup Welcomme<br />

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