Nos - Revue des sciences sociales
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este dans notre esprit ce sont surtout <strong>des</strong><br />
impressions, <strong>des</strong> sentiments, <strong>des</strong> atmosphères,<br />
<strong>des</strong> sensations liées au vécu de<br />
ces images, un peu à la manière dont<br />
nous vivons les rêves nocturnes. Dans le<br />
rêve, toute image est connotation, elle est<br />
même uniquement connotation ; n’a-t-on<br />
jamais fait cette expérience qui consiste<br />
à vouloir lire, dans le rêve, ce que nous<br />
voyons d’écrit ? L’on n’y parvient jamais<br />
car ce qui compte c’est la connotation<br />
de l’ensemble, et non point l’image ou<br />
le signe graphique. <strong>Nos</strong> images intérieures<br />
pourraient fonctionner de la sorte,<br />
dans une sorte de nuit magmatique où<br />
s’impriment les impressions du vécu, de<br />
façon certes indélébile mais à la manière<br />
de traces. Des traces et non point <strong>des</strong> formes,<br />
<strong>des</strong> intuitions qui nous construisent<br />
et donnent un sens à notre vie intérieure<br />
ou mieux à notre nuit intérieure. Notre<br />
vie se construit comme un film, elle n’est<br />
qu’une tentative d’insuffler une lumière<br />
intérieure à la nuit et le film doit être<br />
vu non point comme une suite d’images<br />
ou de formes, mais surtout comme <strong>des</strong><br />
impressions qui se battent, pendant un<br />
bref instant, contre la nuit de la pellicule<br />
qui n’est jamais que la nuit intérieure du<br />
cinéaste. Au cinéma, la nuit ne se franchit<br />
que le temps du film, c’est-à-dire<br />
jamais. Dès lors le septième art n’est-il<br />
qu’une métaphore du fonctionnement de<br />
notre propre vie intérieure ? Franchir la<br />
nuit cela signifie admettre que nous ne<br />
savons pas regarder, qu’il faut fermer les<br />
yeux, créer la nuit pour regarder au-delà<br />
du monde <strong>des</strong> images. Car c’est bien là<br />
le but ultime du cinéma, sinon pourquoi<br />
reverrions-nous toujours les mêmes films<br />
sans jamais nous lasser ? Ce ne sont pas<br />
les images qui comptent en soi, mais la<br />
manière dont elles franchissent la nuit<br />
et nous donnent l’illusion de la franchir<br />
nous-mêmes le temps du film. Celui-ci<br />
nous rassure, surtout si nous le revoyons,<br />
car il a déjà franchi la nuit. La nuit idéale<br />
dans laquelle se projette le film, c’est<br />
celle de nos rêveries, lorsque nous décidons<br />
de ne plus voir le monde et de le<br />
reconstruire, de le faire émerger de la nuit<br />
qui nous entoure. Bosco nous rappelle<br />
que chaque chose porte en soi sa propre<br />
nuit, c’est-à-dire sa propre capacité à être<br />
recréée, perçue et « sentie » autrement,<br />
plus que vue. Mais il y a toujours cette<br />
notion de confusion du tout, cet état<br />
nocturne, état naturel où il est presque<br />
impossible de distinguer les ombres dans<br />
la nuit. C’est ce que nous rappelle sans<br />
cesse le cinéma, bataille gagnée contre<br />
la nuit mais en même temps contre les<br />
images elles-mêmes qui ne font que se<br />
succéder à un rythme rapide, comme pour<br />
nous suggérer que, là encore et paradoxalement,<br />
voir c’est surtout percevoir, voir<br />
avec tous les sens, avec l’intelligence et<br />
le cœur. Dès lors il n’y a plus que deux<br />
pôles (au cinéma comme dans notre vie) :<br />
la nuit et l’ombre, l’ombre que chaque<br />
image projette déjà sur la suivante et<br />
conserve de la précédente. L’ombre ne<br />
se saisit pas, sa forme est toujours instable,<br />
comme nos rêves, comme l’image<br />
filmique, elle est malléable, mais revient<br />
toujours.<br />
En outre, le cinéma, art du temps, est<br />
le seul qui puisse mettre en scène pleinement<br />
la nuit, en la montrant et en l’inscrivant<br />
dans sa succession temporelle<br />
naturelle avec le jour. Les oppositions<br />
(successions) jour / nuit prennent alors<br />
une force expressive qu’aucun autre art<br />
ne peut atteindre. Une étude de la nuit<br />
au cinéma requerrait, d’une part, une<br />
analyse de cette succession dans le film<br />
et dans une œuvre cinématographique<br />
donnée, et, d’autre part, une interrogation<br />
sur la façon même dont la nuit est<br />
mise en scène. De nombreux cinéastes<br />
ont choisi la nuit comme élément majeur<br />
de leurs drames. Le Voyage dans la lune<br />
de Méliès (1902) se déroule en partie<br />
dans une nuit cosmique puisque la lune<br />
n’est pas éclairée par notre astre et il<br />
en va d’ailleurs de même pour de nombreux<br />
films de science-fiction (passés<br />
ou récents) se déroulant sur une autre<br />
planète, ou bien sur une terre qu’on imagine<br />
dans un futur sans soleil. La nuit<br />
devient alors une perspective terrifiante<br />
car irrémédiable, elle n’est plus le magma<br />
du rêve et de la nostalgie de Bosco, mais<br />
une pénombre qu’il faut à jamais éclairer<br />
à la lumière artificielle ; on ne peut plus<br />
la franchir car elle devient un état. Ne<br />
s’inscrivant plus dans la succession naturelle<br />
jour/nuit, elle n’a plus de sens, si ce<br />
n’est celui d’un temps qui semble s’être<br />
arrêté. Le spectateur n’a nullement envie<br />
d’y vivre et il n’aspire qu’à franchir ce<br />
film au plus vite en espérant qu’il ne soit<br />
que le mauvais rêve du cinéaste et non<br />
point le futur qui l’attend. Les films de<br />
science-fiction italiens étant plutôt rares,<br />
il est intéressant d’évoquer, à ce propos,<br />
Nirvana 26 de Gabriele Salvatores, dont<br />
l’action se déroule dans une nuit permanente.<br />
De nombreux films expressionnistes<br />
allemands choisissent la nuit comme<br />
Francisco Ruiz de Infante, Piège, Installation vidéo sonore, 1997, coll. FRAC Alsace, Sélestat<br />
32 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”