Nos - Revue des sciences sociales
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Patrick Schmoll<br />
Dans le sillage du Navire Night<br />
de la nuit qui participe à l'effervescence<br />
du désir en lui fournissant la pénombre<br />
propice aux dérèglements <strong>des</strong> sens et<br />
aux transgressions <strong>des</strong> interdits, il y a<br />
une donnée de perception qui fait de la<br />
nuit un médium en tant que tel, apparenté<br />
par ses caractéristiques au téléphone et à<br />
Internet : être dans le noir, c'est devoir se<br />
passer de la perception visuelle, et donc<br />
de l'interspécularité qu'autorise la vision.<br />
Dans le noir, il n'y a pas réciprocité <strong>des</strong><br />
perceptions, sauf à se toucher. Il faut<br />
parler pour signaler qu'on est là et écouter<br />
pour s'assurer que l'autre est là, et les<br />
deux ne peuvent se faire en même temps :<br />
on est donc, perceptuellement parlant,<br />
toujours seul dans le noir.<br />
Chez Marguerite Duras, la nuit se<br />
confond avec l'espace du gouffre d'incommunicabilité<br />
qui sépare les êtres. Le<br />
jeune homme du Navire Night est là, au<br />
début de l'histoire, de permanence dans<br />
un service de télécommunications : c'est<br />
le printemps, un samedi, il s'ennuie. La<br />
nuit est le temps de la solitude et du<br />
désœuvrement. Face au gouffre, on est<br />
seul, on ne voit pas les autres. Ne les<br />
voyant pas, on ne peut leur parler. On<br />
ne peut qu'appeler, crier dans la nuit,<br />
au-<strong>des</strong>sus du gouffre. Tout le monde crie<br />
en aveugle : la nuit est l'espace, non de<br />
la parole échangée, mais du cri premier,<br />
à la fois prononcé et ressenti, du brame.<br />
Et seul le miracle fait qu'un cri, parfois,<br />
en accroche un autre. Le réseau, que<br />
Marguerite Duras nomme de manière<br />
appropriée “le gouffre téléphonique”, est<br />
la matérialisation technique de cette nuit<br />
du désir. L'appel dans la nuit, et le désir<br />
qu'il exprime, se confondent avec la nuit<br />
elle-même, puisque de la nuit on ne voit<br />
rien, sa consistance se résume à <strong>des</strong> touchers,<br />
à <strong>des</strong> odeurs, et à ce cri lancé et<br />
parfois repris :<br />
– Vous disiez vous souvenir de cet homme<br />
qui hurlait à l'aube.<br />
– Oui. Il appelait. Il disait qu'il était le<br />
Chat. Je suis le Chat… Vous entendez ?<br />
Le Chat appelle… Ici le Chat…<br />
– Le ton ordonnait.<br />
– Il commandait oui. En même temps il<br />
suppliait.<br />
– Il disait que le Chat cherchait quelqu'un.<br />
Que le Chat voulait jouir. Qu'il<br />
fallait lui répondre.<br />
– C'est un homme qui a répondu. La voix<br />
était très douce, tendre. Il a dit qu'il<br />
entendait le Chat. Qu'il lui répondait<br />
pour lui dire ça, qu'il l'entendait.<br />
– Il lui disait de venir. De jouir. Viens.<br />
Jouis.<br />
En même temps qu'elle est l'espace<br />
abyssal de l'écart entre les êtres, du désir,<br />
la nuit est paradoxalement le médium de<br />
la jouissance, de la fusion avec l'autre.<br />
Dans le noir, on ne voit pas, mais aussi on<br />
ne voit pas qu'on ne voit pas. On ne voit<br />
pas l'autre, mais on ne voit pas non plus<br />
qu'il n'est pas là. On est seul, mais on ne<br />
se voit pas davantage soi-même qu'on ne<br />
voit l'autre. Il faut imaginer les amants<br />
s'installant pour se téléphoner ou s'écrire<br />
à l'ordinateur, la nuit. Ils sont seuls, ils<br />
n'ont pas besoin d'éclairage, au contraire :<br />
l'obscurité est l'ambiance propice à leur<br />
échange. Chacun, se disent-ils, pourrait<br />
voir l'autre : s'il ne le voit pas, ce n'est<br />
pas parce que l'outil de communication<br />
ne le permet pas, c'est parce qu'il fait<br />
nuit et que de toutes façons, la nuit, ils<br />
ne pourraient se voir. Ainsi la nuit efface<br />
les contingences de l'outil : l'autre n'est<br />
pas au bout de la ligne, il est ici, tout<br />
proche. Elle lui dit qu'elle se caresse ?<br />
Il la croit, et de ce fait, il la voit. Il se<br />
caresse lui-même et dans le noir il ne sait<br />
pas si c'est elle ou lui, son corps ou le<br />
sien, qu'il caresse, sa main ou la sienne<br />
qui le caresse.<br />
Le toucher intervient, seul autre sens à<br />
pouvoir imposer l'interperception : quand<br />
ma main touche mon corps, je sens mon<br />
corps sous ma main, mais je sens aussi<br />
ma main, et quand je touche l'autre, je<br />
le sens en même temps qu'il sent mon<br />
toucher. Le toucher vient au secours du<br />
regard occulté et se sert de cette occultation<br />
même pour établir une relation<br />
autoérotique où le corps de l'autre est<br />
confondu avec, et ressenti à travers, le<br />
corps propre :<br />
Ils se parlent. Inlassablement. Parlent.<br />
Sans fin se décrivent. L'un l'autre. À l'un,<br />
l'autre. Disant la couleur <strong>des</strong> yeux. Le<br />
grain de la peau. La douceur du sein<br />
qui tient dans la main. La douceur de<br />
cette main. En ce moment même où elle<br />
en parle, elle la regarde. Je me regarde<br />
avec tes yeux.<br />
Il dit qu'il voit.<br />
Se décrit, lui, à son tour.<br />
Il dit suivre sa propre main sur son propre<br />
corps.<br />
Dit : c'est la première fois. Dit le plaisir<br />
d'être seul, que cela procure. Pose le téléphone<br />
sur son cœur. Entend-elle ?<br />
Elle entend.<br />
Il dit que tout son corps bat de même au<br />
son de sa voix.<br />
Elle dit qu'elle le sait. Qu'elle le voit.<br />
L'entend, les yeux fermés.<br />
Il dit : j'étais un autre à moi-même et je<br />
l'ignorais.<br />
Elle dit n'avoir pas su avant lui être<br />
désirable d'un désir d'elle-même qu'ellemême<br />
pouvait partager.<br />
Et que cela fait peur.<br />
Les interlocuteurs restent objectivement<br />
distants, et leurs désirs ne se<br />
rencontrent pas autrement que par les<br />
vacuités qui les constituent, si l'on suit la<br />
topologie lacanienne, mais le “fondu au<br />
noir” dans la nuit atténue la perception de<br />
cet écart. La conjonction s'effectue entre<br />
ceux qui crient et dont les cris s'accrochent<br />
mutuellement, dans l'indistinction<br />
<strong>des</strong> sens permise par la nuit. L'abus de<br />
vie nocturne provoque une fantomalisation<br />
de soi et de l'autre : pour qui vit<br />
dans le noir en permanence, la vie réelle<br />
s'estompe, le sens de la réalité se perd à<br />
force de privation sensorielle, et avec lui<br />
la notion claire, diurne et rationnelle, du<br />
moi. Quand cette dissolution est avancée,<br />
elle produit le vécu étrange d'une commune<br />
vibration au rythme <strong>des</strong> médias<br />
qui supportent la communication : les<br />
protagonistes sont plus proches, leurs<br />
cris devient un seul cri, le cri de la nuit<br />
elle-même avec laquelle ils se confondent,<br />
la nuit du “gouffre téléphonique” et<br />
<strong>des</strong> réseaux. Le thème de la nuit rejoint<br />
ici celui de l'élément liquide, <strong>des</strong> eaux<br />
primordiales, dans l'ordre <strong>des</strong> grands<br />
symboles cherchant à rendre compte de<br />
la profondeur vertigineuse du désir, à<br />
la limite de l'écœurement ou de l'étouffement.<br />
La nuit, métaphoriquement,<br />
noie les contours, et c'est pourquoi elle<br />
est aussi décrite par Marguerite Duras<br />
comme ce fleuve emportant un navire.<br />
Énigmatisation<br />
Nous vivons dans un univers dont les<br />
sociologues ont déjà souligné combien il<br />
était désenchanté, où les réponses sont<br />
déjà données avant que les questions<br />
soient posées, où tous les espaces sauvages<br />
ont été domestiqués, où il n'y a<br />
plus d'objet pour quelque quête ou aven-<br />
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