Nos - Revue des sciences sociales
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JOACHIM SCHLÖR<br />
Université de Postdam<br />
schloer@rz.uni-potsdam.de<br />
Quand<br />
vient la nuit<br />
Une promenade à travers la ville<br />
Le dictionnaire allemand Zedler définit<br />
ainsi la nuit : « du latin nox,<br />
désigne cette période de temps au<br />
cours de laquelle le soleil disparaît sous<br />
l'horizon. […] Tout comme Moïse, Thalès<br />
disait à ce propos : “la nuit est ce qui<br />
précède le jour” ».<br />
Définir la nuit par la disparition du<br />
soleil sous l'horizon, voilà une conception<br />
qui renvoie à une antiquité lointaine.<br />
Et nous avons pareillement du mal à comprendre<br />
cette idée plus ancienne encore,<br />
que la nuit précéderait le jour. La nuit,<br />
dit Richard A. Bermann, c’est « cette<br />
période fantastique durant laquelle, par<br />
un fait singulier (merkwürdigerweise),<br />
le monde est dans l’obscurité ». Nous<br />
vivons en règle générale le jour. Dans la<br />
clarté du jour, nous travaillons, pensons<br />
et fonctionnons selon <strong>des</strong> règles qui nous<br />
semblent propres. Mais singulièrement,<br />
quand l’obscurité <strong>des</strong>cend, nous commençons<br />
à pressentir qu’il pourrait y<br />
avoir au-delà de ces règles une autre vie<br />
que nous ne maîtrisons pas. Le passage<br />
du jour à la nuit et de la nuit au jour<br />
est une constante de nos existences qui<br />
s’éloignent du naturel et auxquelles l'entrée<br />
dans la nuit rappelle avec insistance<br />
que les choses ne sont pas simples.<br />
Ainsi en est-il de l’automne et de l’hiver.<br />
On se dit qu'il devrait faire toujours<br />
beau ! Et à l’instant même où j’écris ces<br />
mots, il tombe dehors <strong>des</strong> feuilles et<br />
<strong>des</strong> châtaignes que j’ai l'habitude d'enfouir<br />
dans la poche (d’une veste bien<br />
trop chaude) pour les jeter dans le canal<br />
au printemps prochain seulement. Et le<br />
réverbère devant la fenêtre, celui qui semblait<br />
m’appeler en mai et en juin encore à<br />
une promenade tardive dans sa lumière,<br />
est déjà entouré d’un léger halo qui bientôt<br />
se transformera en un épais brouillard.<br />
Il nous invite à une soirée agréable, entre<br />
amis autour de la table de la cuisine,<br />
ou seul à la machine à écrire. La raison<br />
pour laquelle je ne suis pas son conseil et<br />
persiste à sortir à chaque fois, en dehors<br />
du simple plaisir que cela me procure,<br />
relève probablement d’un processus de<br />
civilisation qui mérite qu’on l’examine<br />
de plus près.<br />
Tout comme la séparation <strong>des</strong> eaux<br />
et de la terre, la séparation du jour et de<br />
la nuit a eu lieu aux premiers jours de la<br />
genèse (celui qui ne veut pas y croire peut<br />
toujours s’inventer une autre histoire)<br />
et fait partie intégrante de l’expérience<br />
humaine : je peux faire ce que je veux,<br />
à un moment donné l’obscurité se fait<br />
et je me sens autre que je n'étais. Ce sur<br />
quoi j'avais prise à la lumière du jour,<br />
m'échappe désormais. Quelqu’un a tiré<br />
le rideau.<br />
Le jour où quelqu'un s'est aventuré à<br />
relever ce rideau pour observer ce qui se<br />
passe sur la scène de la vie lorsqu’il fait<br />
nuit, une nouvelle histoire a commencé,<br />
qui implique jusqu'à mon réverbère de<br />
l'Admiralstraße à Berlin. Qui a été le<br />
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