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Nos - Revue des sciences sociales

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Juliette Sméralda<br />

Les prostituées, “ouvrières” de jour et de nuit<br />

unanimes à vouloir que leurs enfants fassent<br />

<strong>des</strong> étu<strong>des</strong> supérieures (27 sujets sur<br />

un total de 29), mais encore, les professions<br />

qu’elles souhaitent les voir embrasser<br />

sont les professions libérales (20/29<br />

sujets) et universitaires (18/29). Pour<br />

augmenter leurs chances de réussite, certaines<br />

prostituées dominicaines envisagent<br />

même l’émigration de leurs enfants<br />

en Europe ou aux USA (15 sujets sur 29).<br />

C’est donc avec raison qu’Albert Londres<br />

et Michel Sicot considéraient qu’il est<br />

rare qu’une fille se prostitue par goût, par<br />

hérédité ou par vice : « (l)a plupart <strong>des</strong><br />

prostituées mères de famille s’efforcent<br />

de tenir leur progéniture éloignée de leur<br />

milieu et de lui préparer une existence<br />

normale » 36 , écrit Sicot.<br />

Les réponses fournies à la Q 42 –<br />

Combien de temps envisagez-vous d’exercer<br />

votre activité ? – indiquent qu’elles<br />

ne l’envisagent que temporairement<br />

(15 sujets répondent 1 an à 5 ans, contre<br />

3 sujets qui répondent 5 ans, 1 sujet qui<br />

répond 10 ans et 2 sujets qui répondent<br />

toute la vie). Ces chiffres confortent les<br />

réponses qui font ressortir le fait qu’elles<br />

ne se considèrent pas comme <strong>des</strong> « professionnelles<br />

» du sexe (Q20, 25/29 sujets).<br />

Elles exercent cette activité provisoirement,<br />

pour gagner vite et économiser de<br />

l’argent qu’elles disent investir presque<br />

exclusivement dans l’éducation de leurs<br />

enfants, et dans l’entretien de leur famille<br />

restée à Saint-Domingue – qui d’ailleurs<br />

ignorent tout de l’origine de cet argent<br />

qui leur est envoyé –, souvent unique<br />

source de revenus pour une famille élargie.<br />

A l’instar de Germaine, leur devise<br />

est « j’achèterai une petite boutique. Je ne<br />

verrai plus souffrir les miens. » 37<br />

Outre d’avoir déjà décidé du moment<br />

de leur « retraite », elles ont <strong>des</strong> projets<br />

de vie bien arrêtés, et on le voit à la<br />

Martinique, dans le quartier périphérique<br />

du centre-ville qu’elles ont investi : les<br />

« ex » installées sont tenancières de bars<br />

(où se rencontrent clients et prostituées),<br />

de salons de coiffure ou de restaurants :<br />

lieux très animés où l’on mange, boit et<br />

vit « à la dominicaine ».<br />

Le temps de la rencontre<br />

Que ce soit dans la nuit et dans la<br />

solitude,<br />

Que ce soit dans la rue et dans la<br />

multitude… 38<br />

Un échantillon officiel de 29 sujets,<br />

prostituées en provenance de Saint-<br />

Domingue, a été soumis au questionnaire<br />

bilingue français/espagnol (3 pages<br />

recto verso comportant 46 questions à<br />

items fermées), qui se terminait par un<br />

petit questionnaire d’identification. Par<br />

ailleurs, nous avons eu de longs entretiens<br />

avec plusieurs femmes qui refusaient le<br />

questionnaire tout en acceptant de s’entretenir<br />

avec nous sur leur activité… Le<br />

faible effectif de l’échantillon explique<br />

qu’il n’a été procédé qu’à un tri à plat<br />

<strong>des</strong> réponses.<br />

La répartition de la population de l’enquête<br />

par tranches d’âge n’en fait pas une<br />

population très jeune. Certes, les procèsverbaux<br />

établis lors de rafles de police<br />

révèlent qu’elles peuvent être bien jeunes<br />

(18 ans), mais sur le terrain nous avons<br />

aussi rencontré <strong>des</strong> femmes âgées entre<br />

40 et 50 ans, voire plus : cinq d’entre elles<br />

ont rempli le questionnaire. C’est parmi<br />

cette tranche d’âge que se trouvaient les<br />

sujets les plus hostiles à l’enquête.<br />

Notre échantillon se compose de<br />

14 sujets âgés de 20 à 35 ans et de 11 sujets<br />

âgés de 35 à 50 ans ; 4 sujets n’ont pas<br />

rempli le questionnaire d’identification.<br />

21 <strong>des</strong> 29 sujets de l’échantillon<br />

sont <strong>des</strong> filles-mères, 2 sont mariées et<br />

4 divorcées. Les femmes de notre échantillon<br />

se donnent donc à voir comme <strong>des</strong><br />

mères – plutôt que comme <strong>des</strong> prostituées<br />

– qui adoptent une stratégie de survie<br />

qu’elles veulent très combative – avec<br />

comme seul investissement, leur capital<br />

corps "mis en valeur" par le tarif plus<br />

ou moins élevé de la passe 39 . Ce sont les<br />

mêmes qui tiennent absolument à dissimuler<br />

leur activité à leurs proches : l’une<br />

<strong>des</strong> raisons pour lesquelles elles s’exilent<br />

d’ailleurs. En effet, à la Q 15 – Pourquoi<br />

avez-vous choisi les départements<br />

d’outre-mer ? (DOM) –, elles avancent<br />

la nécessité de l’anonymat (=19) aussi<br />

souvent que la peur d’être reconnues par<br />

les Dominicains (=19) ou que le fait que<br />

l’on y gagne plus d’argent (=19).<br />

Les sujets n’ont pas été sélectionnés,<br />

à proprement parler. Nous avions<br />

projeté d’enquêter une cinquantaine de<br />

prostituées, autant qu’elles accepteraient<br />

de répondre au questionnaire : c’est en<br />

effet un milieu difficile à pénétrer et très<br />

« méfiant ». Il n’a donc été procédé à<br />

aucun sous-découpage catégoriel préliminaire,<br />

d’autant que nous ignorions tout<br />

de la structuration interne de ce milieu.<br />

<strong>Nos</strong> sujets représentent donc « le tout<br />

venant » de la population <strong>des</strong> prostituées<br />

dominicaines exerçant à la Martinique,<br />

les femmes ayant été interrogées « au<br />

hasard <strong>des</strong> rencontres » 40 . Cette forme de<br />

sélection présente l’avantage d’ouvrir à<br />

une compréhension plus large de l’univers<br />

<strong>des</strong> sujets.<br />

Nous avons abordé les Dominicaines<br />

de jour, sur le trottoir, là où elles se postent<br />

dans l’attente du client, nous présentant<br />

à elles comme <strong>des</strong> enseignantes de<br />

l’UAG 41 , qui effectuent une recherche sur<br />

la condition féminine dans la Caraïbe. Il<br />

nous a fallu insister sur le fait que notre<br />

enquête n’était commanditée par aucun<br />

service de police ou d’Etat, que notre<br />

mission n’était donc pas inquisitrice mais<br />

purement investigatrice – ce qui ne leur<br />

parut pas aller de soi.<br />

Elles ont généralement rempli ellesmêmes<br />

le questionnaire. De rares sujets<br />

nous ont dicté leurs réponses. Le temps<br />

de passation pouvait excéder trois quartd’heure…<br />

Les sujets acceptèrent nos rationalisations<br />

au début de l’enquête, en août 2002<br />

jusqu’au mois de novembre 2002 42 , avant<br />

de se montrer hostiles. <strong>Nos</strong> rapports ne se<br />

sont en effet dégradés qu’à la suite <strong>des</strong><br />

tracasseries et de la chasse aux prostituées<br />

assez systématique (contemporaine<br />

à l’enquête) à laquelle se sont livrés les<br />

services de police de la ville de Fort-de-<br />

France. Malgré les arrestations, garde<br />

à vue, mises en fichier, elles se réappropriaient<br />

l’espace d’où elles étaient<br />

chassées avec une rapidité et une témérité<br />

surprenantes. Il est évident qu’elles<br />

se sentaient persécutées et méprisées :<br />

nombre d’entre elles étaient déjà fichées<br />

par la police locale et devaient se montrer<br />

prudentes. Leur entêtement à ressurgir<br />

peu de temps après sur les lieux d’où elles<br />

avaient été chassées tenait à ce que le<br />

centre-ville et sa périphérie sont les seuls<br />

lieux où elles pouvaient rentablement<br />

exercer leur activité, par le relatif anonymat<br />

qu’il offre et par l’importance de<br />

la population qui y est quotidiennement<br />

déversée. Nous n’avons donc pas décidé<br />

de suspendre l’enquête, en février 2003,<br />

par manque de sujets à interroger, mais<br />

parce que les prostituées se passèrent le<br />

mot pour nous opposer une résistance<br />

passive que nous ne sommes pas parvenues<br />

à contourner. Notre projet initial<br />

57

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