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Nos - Revue des sciences sociales

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Samim Akgönül<br />

Les étrangers en Turquie<br />

1. Les navetteurs commerciaux : au début<br />

<strong>des</strong> années 1990 ce commerce complètement<br />

informel était anecdotique.<br />

Les ressortissants <strong>des</strong> pays de l’ancien<br />

bloc communiste amenaient avec<br />

eux tous le bric-à-brac trouvé dans<br />

leur grenier pour le vendre aux Turcs<br />

curieux. Évidemment ni la curiosité<br />

<strong>des</strong> Turcs ni le stock de ces objets<br />

insolites n’ont suffi à alimenter ce<br />

commerce. A partir de la moitié <strong>des</strong><br />

années 1990, de vrais commerçants<br />

ont commencé à faire la navette entre<br />

Istanbul et Bucarest ou entre Artvin et<br />

Tiblissi, en car, en voiture, en avion,<br />

rarement en bateau, pour acheter les<br />

produits turcs (textile en général) et<br />

les revendre au pays. Il s’agit là d’un<br />

commerce parallèle dont la Turquie a<br />

du mal à se passer mais qui a peur de le<br />

légaliser pour qu’il ne glisse pas vers<br />

d’autres cieux moins sévères.<br />

2. Les « Natacha » forment un autre fait<br />

de société qui concerne Istanbul et<br />

toutes les villes de la mer Noire. Ce<br />

sont <strong>des</strong> prostituées « roumaines »,<br />

selon la croyance populaire, qui s’attirent<br />

nombre de critiques. La presse<br />

populiste les accuse d’être porteuses<br />

de maladies vénériennes, de défaire<br />

les familles traditionnelles turques en<br />

corrompant l’homme turc naïf.<br />

3. Et enfin, fruits <strong>des</strong> deux premières<br />

catégories, les épouses originaires de<br />

l’Europe de l’Est qui ont rencontré<br />

<strong>des</strong> maris turcs dans les marchés (ou<br />

dans <strong>des</strong> bars spécialisés), et qui sont<br />

devenues résidentes de Turquie.<br />

Il est évident que si les Occidentaux<br />

sont en haut de la hiérarchie de prestige<br />

dans l’opinion publique turque, les ressortissants<br />

<strong>des</strong> pays de l’Est se retrouvent<br />

à l’inverse tout en bas. D’où certaines<br />

incompréhensions chez les Turcs vis-àvis<br />

<strong>des</strong> comportements <strong>des</strong> pays occidentaux.<br />

Comme l’image de la Pologne, de<br />

la Roumanie ou de la Bulgarie est principalement<br />

véhiculée par ces navetteurs et<br />

ces « Natacha », l’homme de la rue a du<br />

mal à comprendre pourquoi la Pologne,<br />

la Roumanie ou la Bulgarie sont devant<br />

la Turquie dans la course à l’intégration<br />

européenne.<br />

A ces cinq catégories d’étrangers les<br />

plus fréquentes il faut en ajouter une<br />

sixième pour tous les autres étrangers<br />

présents en Turquie d’une manière marginale<br />

: les jeunes femmes gagaouzes<br />

très prisées comme gouvernantes dans<br />

la bourgeoisie turque ; les jeunes filles<br />

originaires <strong>des</strong> Philippines qui travaillent<br />

comme domestiques dans les yalıs du<br />

Bosphore et les lofts d’Etiler ; mais aussi<br />

ces Noirs d'Afrique qui sont accusés de<br />

tous les maux s'ils sont « trafiquants de<br />

drogue » mais sont mis sur un pié<strong>des</strong>tal<br />

s’ils sont footballeurs.<br />

Pistes de réflexion<br />

L’énumération forcément artificielle<br />

<strong>des</strong> groupes d’étrangers vivant en Turquie<br />

nous amène à faire plusieurs constats. Le<br />

plus important est que les Turcs, dans<br />

le passé comme dans le présent, sont<br />

« habitués » à côtoyer les étrangers du<br />

moins <strong>des</strong> groupes qui sont qualifiés tels<br />

à tort ou à raison. Le territoire turc a<br />

abrité et abrite toujours de très nombreux<br />

non-Turcs. Mais depuis récemment, les<br />

années 1960 plus exactement, les Turcs<br />

eux-mêmes ont pris les chemins de l’exil,<br />

pour <strong>des</strong> questions économiques d’abord,<br />

politiques ensuite et familiales enfin, en<br />

formant une véritable diaspora à travers<br />

le monde. Que cela soit en Orient ou en<br />

Occident quelque six millions de Turcs<br />

vivent quotidiennement aux côtés <strong>des</strong><br />

non-Turcs en s’accommodant tant bien<br />

que mal aux exigences <strong>des</strong> sociétés d’accueil.<br />

Cette expérience de vivre ensemble,<br />

ajoutée à celle de l’Empire ottoman a<br />

permis une ouverture encore plus accrue<br />

vers l’« autre », y compris en Turquie.<br />

Mais cette ouverture a <strong>des</strong> limites, et<br />

c’est notre deuxième constat. En effet,<br />

l’opinion publique turque se montre extrêmement<br />

fragile quant à ses convictions<br />

vis-à-vis <strong>des</strong> « étrangers » et finalement<br />

facilement manipulable. La croyance<br />

populaire renforcée par les déclarations<br />

politiques sur le fait que tout ce qui est<br />

mal en Turquie est le fruit <strong>des</strong> agissements<br />

étrangers (dış mihraklar) est très<br />

répandue et trouve son application dans<br />

quasiment tous les domaines (économie,<br />

terrorisme, Europe, sport, etc.) Cet état<br />

<strong>des</strong> choses consistant à montrer du doigt<br />

les étrangers, fragilise considérablement<br />

la situation <strong>des</strong> résidents étrangers et de<br />

ceux qui sont considérés comme tels par<br />

l’opinion publique.<br />

Paradoxalement, et c’est notre dernier<br />

constat, la méfiance envers tout ce qui est<br />

étranger va de pair avec une admiration,<br />

■<br />

un sentiment d’infériorité. Derrière ce<br />

sentiment ne faut-il pas voir un constat<br />

d’échec quant à l’objectif national<br />

d’« atteindre et de dépasser les civilisations<br />

occidentales » qui, du moins du<br />

point de vue <strong>des</strong> intellectuels turcs, est<br />

loin d’être atteint. Ainsi, les « étrangers »<br />

sont toujours une source d’étonnement<br />

et d’admiration en dépit <strong>des</strong> avancées<br />

considérables de la société turque depuis<br />

la fondation de la République.<br />

A partir de ces quelques constats nous<br />

pouvons bâtir <strong>des</strong> pistes de réflexions<br />

pour <strong>des</strong> recherches à venir. Sur la plupart<br />

<strong>des</strong> groupes d’étrangers présents sur le<br />

sol turc mentionnés, il existe <strong>des</strong> étu<strong>des</strong><br />

isolées. Les étu<strong>des</strong> les plus nombreuses<br />

concernent les mouvements <strong>des</strong> populations<br />

<strong>des</strong> Balkans et du Caucase vers la<br />

Turquie aux XIX e et XX e siècle.<br />

Une grande partie <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> déjà<br />

menées prennent en compte le fait migratoire<br />

et non la situation de ces populations,<br />

celle <strong>des</strong> <strong>des</strong>cendants de ces<br />

populations « étrangères » en Turquie et<br />

les interactions avec la société d’accueil.<br />

Notre article sur les muhacir de 1923 22<br />

ambitionnait de mettre en relief cette vie<br />

dans la terre d’accueil. Néanmoins quelques<br />

travaux existent sur la vie de telle<br />

ou telle communauté en Turquie 23 . Sur<br />

les Turcs ressortissants étrangers mais<br />

résidant en Turquie existent beaucoup de<br />

travaux notamment en ce qui concerne<br />

les Turcs de Bulgarie 24 . Sur les Turcs<br />

de Grèce on peut consulter notre article<br />

25 . Mais encore une fois, ces travaux<br />

s’intéressent plus aux causes de départ,<br />

aux politiques <strong>des</strong> États, et non à la présence<br />

de ces groupes sur le sol turc. En<br />

revanche à notre connaissance il n’existe<br />

aucune étude sur une communauté occidentale<br />

vivant en Turquie. Les seuls écrits<br />

ne sont que <strong>des</strong> reportages journalistiques<br />

avec tel Allemand vivant à Side et Alanya<br />

(on estime à 7 000 le nombre d’Allemands<br />

résidents de la riviera turque) ou<br />

tel Anglais vivant à Çeşme, car ces individus<br />

intriguent l’opinion publique et donc<br />

ont une valeur journalistique. L’histoire<br />

contemporaine <strong>des</strong> Européens en Turquie<br />

reste à écrire. Quant aux ressortissants<br />

<strong>des</strong> pays de l’Europe de l’Est, on peut<br />

dire que les politologues et sociologues<br />

commencent à s’y intéresser seulement<br />

depuis quelques années.<br />

Il est bien entendu impossible de<br />

négliger l’aspect juridique de la ques-<br />

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