Nos - Revue des sciences sociales
Nos - Revue des sciences sociales
Nos - Revue des sciences sociales
You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
ERIK PESENTI ROSSI<br />
UFR Langues Vivantes, Institut d’Italien<br />
Université Marc Bloch, Strasbourg<br />
Erik.pesenti@umb.u-strasbg.fr<br />
Franchir la nuit<br />
Henri Bosco,<br />
Federico Fellini et Fortunato Seminara<br />
Henri Bosco<br />
Dans son dernier roman, inachevé,<br />
Henri Bosco posait cette mystérieuse<br />
question : « notre vocation n’est-elle pas<br />
de franchir la nuit ? » pour « atteindre<br />
aux extrêmes confins <strong>des</strong> vastes pays<br />
de la nuit » 1 Il n’est pas inopportun de<br />
rappeler que Monneval-Yssel, personnage<br />
et narrateur de Une ombre, est non<br />
seulement un grand rêveur, comme tous<br />
les personnages de Bosco, mais aussi un<br />
grand marcheur. Le franchissement de<br />
la nuit comporte une dimension spatiotemporelle<br />
qu’il faut interpréter autant au<br />
sens propre que figuré. La nuit, moment<br />
privilégié du rêve et de la rêverie chez<br />
Bosco, ne prend sa vraie signification que<br />
par rapport aux successions dans lesquelles<br />
elle s’insère : nuit / jour, rêve / réel,<br />
présent/passé, corps / âme. Le récit nous<br />
fait vivre cette succession permanente<br />
et nous suggère la continuité du tout,<br />
un peu à la manière de la durée bergsonienne.<br />
Monneval-Yssel refait le voyage<br />
que fit son ancêtre soixante-quinze ans<br />
auparavant et se trouve confronté à une<br />
même ombre séparée de son corps. Estce<br />
un rêve, une rêverie 2 , un fait réel ? De<br />
même que le rêve n’a de sens que par son<br />
rapport au réel, l’ombre n’existe que par<br />
la lumière, la nuit noire, la seule vraie,<br />
étant le moment où toutes les ombres se<br />
confondent 3 . L’ombre est l’image du passage<br />
entre le soir et la nuit, entre la nuit<br />
■<br />
et l’aurore, entre l’obscurité et la lumière.<br />
Elle n’existe pas en soi, elle a besoin<br />
du soleil, de la lune, d’une source de<br />
lumière, et d’un espace pour se refléter.<br />
L’ombre signifie à elle seule la continuité<br />
dont nous venons de parler, et l’harmonie<br />
entre les éléments. L’ombre est le symbole<br />
de l’alchimie mystérieuse existant<br />
entre la matière et l’esprit. Un corps sans<br />
ombre est immatériel : cette affirmation<br />
peut sembler paradoxale puisque l’attribut<br />
qui lui manque est justement immatériel.<br />
Inversement, un ombre sans corps<br />
renvoie à un élément matériel qu’on ne<br />
parviendrait pas à voir. L’ombre est donc<br />
un élément paradoxal, immatériel tout en<br />
étant l’empreinte de la matière. Mais sa<br />
substance, son matériau principal, reste<br />
la nuit, moment et élément privilégié<br />
de l’œuvre de Henri Bosco. La nuit de<br />
Bosco est une mère qui donne naissance<br />
au rêve, à l’action, aux êtres et aux plantes<br />
4 . Elle apparaît presque comme l’égal<br />
de la terre nourricière avec laquelle elle<br />
se confond 5 . À vrai dire, la nuit de Bosco<br />
fait penser à un magma 6 , à un chaos originel<br />
fertile qui n’attend que le moment<br />
opportun pour prendre forme. La nuit,<br />
comme l’eau douce, semble constitutive<br />
de la vie, ces deux éléments informes<br />
prennent toutes les formes, elles sont<br />
également et simultanément matérielles<br />
mais insaisissables, chargées du même<br />
mystère lié aux profondeurs de la terre<br />
dont elles sont originaires :<br />
« L’eau et la nuit s’accordent. À la<br />
tombée du jour quand les ombres ont déjà<br />
gagné sur la lumière, leurs puissances<br />
associées prennent l’âme. Tant par la<br />
poussée perfide <strong>des</strong> source cachées que<br />
par la menace croissante <strong>des</strong> ombres […]<br />
elles inclinent les pensées vers ce monde<br />
<strong>des</strong> formes fuyantes qu’invente l’antique<br />
terreur <strong>des</strong> eaux souterraines toujours<br />
prête à renaître au cœur de l’homme.<br />
[…] A mes pieds l’eau profonde. Et parfaitement<br />
immobile. Une eau portant sa<br />
charge d’ombre. On eût dit qu’elle avait<br />
déjà sa propre nuit, la nuit qu’elle portait<br />
en elle depuis sa naissance à la source.<br />
Une nuit qui était montée de la grande<br />
nuit souterraine en même temps que l’eau<br />
de la source inconnue qui alimentait le<br />
canal. » 7<br />
Il semble que, dans Une ombre, chaque<br />
chose, chaque homme, peut porter en soi<br />
sa propre nuit, à la manière de l’eau du<br />
canal déjà citée. Le roman débute par les<br />
premières pages du récit de Jean-Gabriel<br />
Dellaurgues, grand-oncle de Monneval-<br />
Yssel. L’homme, arrivant au cœur de l’été<br />
à Cotignac, dans le Haut-Var, va loger<br />
chez un ami qui habite dans une grotte<br />
« Creusée dans le roc et profondément<br />
enfoncée » 8 . L’endroit marque naturellement<br />
l’attirance naturelle (inconsciente<br />
?) du personnage pour la nuit et les<br />
entrailles de la terre, il est déjà un prélude<br />
à ce qui va suivre. Dans ce premier récit,<br />
l’ordre normal <strong>des</strong> choses est rapidement<br />
30