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Nos - Revue des sciences sociales

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taine – de l’action et donne à la parole<br />

une signification particulière : être le vecteur<br />

d’une construction biographique et<br />

le support d’un lien qui, comme l’écrit<br />

Gauchet, doit être « instauré et restauré en<br />

permanence par une reconnaissance symbolisée<br />

et institutionnalisée de la coprésence<br />

avec l’autre » (op. cit. p. 240). Ce<br />

travail de parole et de relation se substitue<br />

à la logique de l’urgence en ceci qu’il<br />

s’établit dans la durée, qu’il suppose la<br />

confiance réciproque et qu’il porte, non<br />

sur <strong>des</strong> besoins segmentés et objectivés,<br />

mais sur un désir qui est toujours désir de<br />

reconnaissance.<br />

La parole se déploie aussi dans les<br />

équipes et avec les accueillis autour d’une<br />

question cruciale, celle <strong>des</strong> règles. Dans<br />

la mesure où l’on travaille dans ces situations<br />

limites, avec <strong>des</strong> personnes d’autant<br />

plus singulières qu’elles sont détachées<br />

<strong>des</strong> appartenances collectives, l’énorme<br />

travail sur les règles, c’est à dire sur le<br />

cadre commun, qui est accompli dans ces<br />

lieux doit être analysé comme un travail<br />

de subjectivation et de socialisation. Je<br />

me contenterai ici d’en évoquer quelques<br />

aspects.<br />

Tout le monde en convient, on pratique<br />

une sorte de jurisprudence sans<br />

loi : « il faut réagir sans filet, sans règles<br />

générales », comme le dira cette assistante<br />

sociale ; « il n’y a pas de normes, on<br />

est toujours dans l’entre-deux » ou, « en<br />

ce qui concerne les règles il faut jongler<br />

au jour le jour », comme le diront ces<br />

éducateurs. Le problème dit ce veilleur<br />

de nuit, c’est « qu’une règle pas souple<br />

c’est la rue, alors… ». Alors, « pour<br />

les règles, il faut toujours tout justifier,<br />

palabrer, négocier le cadre » avance cet<br />

éducateur.<br />

Ce travail sur les règles est sans cesse<br />

poursuivi en équipe : « en équipe, il y a<br />

beaucoup de discussions et de tensions, on<br />

ne cesse de revenir sur les décisions, d’en<br />

adopter d’autres. Puis, la nuit ça risque<br />

encore de changer » ; « Avec l’association<br />

on discute sur les règles : (les gens), on<br />

les prend ou pas, il y a un projet ou pas,<br />

on leur demande l’adhésion ou pas ? ».<br />

Il y a peu de règles strictes et, lorsqu’il<br />

arrive que cela soit le cas, à la suite d’une<br />

pression politique le plus souvent, « on<br />

ruse », « on biaise ». C’est dans tout un<br />

travail d’ajustements permanents, plus ou<br />

moins régulé, plus ou moins cohérent que<br />

le cadre se construit au fur et à mesure.<br />

L’instabilité inhérente à ce processus n’est<br />

pas exempte de violence, car l’absence<br />

de référent extérieur peut laisser chacun<br />

seul et démuni : « dans certains cas, la<br />

souffrance de l’autre me ramène à un terrible<br />

sentiment d’impuissance (…) à mes<br />

dernières limites et c‘est dans de telles<br />

situations que peut surgir ma violence ».<br />

Parfois, comme le confie cet autre éducateur,<br />

c’est à la toute puissance qu’elle<br />

menace de conduire : « négocier, oui, mais<br />

c’est aussi du leurre, ça donnait aussi lieu<br />

à de la violence <strong>des</strong> éducs ».<br />

Malgré tout, « ici au moins on les<br />

respecte les gens, et on fait avec ce qu’ils<br />

sont », comme le dit cet intervenant de<br />

nuit. Dans certaines structures on observe<br />

qu’au fil <strong>des</strong> ans une tonalité a été donnée,<br />

un esprit s’est forgé. « Les gens<br />

qui viennent ici, ils connaissent ou ont<br />

entendu parler. Ils savent qu’on est une<br />

équipe, qu’il y a une cohérence. Ils savent<br />

aussi qu’on les respecte ». « Ici, contrairement<br />

à ce qu’on pourrait penser, il n’y<br />

a presque jamais de violence, on arrive<br />

toujours à tomber d’accord ».<br />

Le travail social n’est peut-être pas<br />

toujours où l’on croit. Souvent il se perd<br />

dans les procédures qu’il gère et dans les<br />

certitu<strong>des</strong> qui l’aveuglent. Ici, parfois,<br />

c’est d’autre chose dont il est question<br />

et dont il pourrait s’inspirer. « Malgré<br />

la demande insistante <strong>des</strong> financeurs,<br />

on n’a pas de prestations à offrir, et<br />

c’est pour cela qu’ils viennent, les gens »,<br />

affirme cet animateur d’un lieu d’accueil.<br />

Sortir de l’urgence ? « Faire de la<br />

poésie, demander : réponds moi, sors de<br />

ton néant ; Inviter quelqu’un à répondre,<br />

parce que c’est vivant la parole », selon<br />

l’un. « Retrouver le fil de l’histoire. Des<br />

gens arrivent avec <strong>des</strong> nœuds, avec <strong>des</strong><br />

liens, <strong>des</strong> choses complexes. Ici, ils se<br />

confrontent à l’autre, à la Loi. C’est une<br />

sorte de médiation pour sortir du magma,<br />

du chaos de soi. Ils doivent remettre de<br />

l’ordre là dedans, car tout est mélangé »,<br />

selon l’autre.<br />

Pathos : souffrance, passion, tragédie.<br />

« Le tragique ouvre sur un espace où<br />

le sujet est confronté à son désir, où il<br />

s’avance seul pour en prendre la mesure<br />

» 37 . Déchirure du système de pensée<br />

mythique, selon J. P. Vernant, la tragédie<br />

Grecque fut en rupture avec la pensée de<br />

son temps et en occupa l’espace laissé<br />

vacant. Toujours, le tragique remet sur la<br />

scène ce qui reste de parole non efficace,<br />

non saturée de sens par la reality. Le<br />

temps du pathos est aussi celui d’une<br />

patience.<br />

52 <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales, 2004, n° 32, “La nuit”

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