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Nos - Revue des sciences sociales

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Sandra Geelhoed Aidara<br />

Entre Ponant et Levant<br />

parents. Mais j’ai dû partir. J’étais à<br />

Kigali quand tout a commencé. Un prêtre<br />

m’a sauvée. Je ne sais pas s’il est encore<br />

vivant.<br />

Le massacre continue. Il y a un mois,<br />

mon jeune frère est mort, assassiné. Pourquoi<br />

? Le massacre continue. Les gens<br />

meurent tous les jours. Et personne ne<br />

fait rien. Pourquoi ? Mon grand frère<br />

vit en Allemagne, je vais le voir pour<br />

avoir une réponse. Je n’ai pas voulu qu’il<br />

parte. À part mon fils, je n'ai rien, il est<br />

tout ce que j’ai ici. Nous avons du laisser<br />

nos parents. Qui va prendre soin d’eux<br />

maintenant ? Il m’a dit : « Je dois rentrer<br />

pour savoir. Peut-être ne reviendrai-je<br />

pas. J’y vais avec ma femme et mes<br />

enfants. Si on me tue, au moins ils nous<br />

tueront tous, et je ne les aurai pas abandonnés<br />

». Il a cherché les parents, mais il<br />

n’a pas trouvé. Ils sont vivants, c’est tout<br />

ce qu’il sait. Les gens sont devenus fous<br />

au pays ! Ici, on les enfermerait en asile<br />

psychiatrique. Personne ne sait qui sont<br />

les victimes, qui sont les bourreaux. Tous<br />

les hommes et les femmes ont vu le sang<br />

de la mort par machette. Ils ont tué aussi,<br />

à leur tour, par vengeance, par désespoir.<br />

La vie ne vaut plus rien. La vie est folie,<br />

la vie est cauchemar jour après jour,<br />

construite sur le souvenir de la haine,<br />

de l’horreur, de la douleur. Ce qui reste,<br />

c’est la peur, comme le sang froid de la<br />

mort qui se lit au fond de leurs yeux. Des<br />

dizaines de milliers de personnes avec<br />

<strong>des</strong> traumatismes graves parce qu’ils ont<br />

tout perdu, la dignité, l’humanité. Il y a<br />

une génération entière d’orphelins, qui<br />

vivent dans la rue.<br />

Ici, les gens nous prennent pour <strong>des</strong><br />

sauvages. Mais les hommes là-bas sont<br />

comme partout. L’impensable est arrivé<br />

et je sais maintenant que tout est possible.<br />

Les pires cauchemars peuvent devenir<br />

réalité. Personne ne fait rien. Moi non<br />

plus. Je n’ai plus de larmes. Je n’ai plus<br />

de larmes pour pleurer la mort de mon<br />

frère.<br />

Dans la pénombre intime du compartiment,<br />

il n’y a que l’avalanche de ses<br />

mots. Elle brosse le miroir de sa vie, pour<br />

se vider l’esprit, pour partir plus légère.<br />

Une confession dans l’espoir de reprendre<br />

sa vie et d’avancer. À l’arrivée, elle<br />

<strong>des</strong>cendra sans se retourner.<br />

Et moi, retournée, je reste là. La nausée<br />

et la peur au ventre. Un sentiment<br />

d’injustice qui ronge. La seule chose à<br />

faire est rendre compte, dire, transmettre<br />

ses mots.<br />

L’ombre de la nuit<br />

Dans le train, j’ai rencontré <strong>des</strong> hommes<br />

qui vagabondent dans la nuit de la<br />

vie, <strong>des</strong> gens de nulle part, errants et<br />

noma<strong>des</strong>, migrants venus chez nous mais<br />

venant de chez eux, qui, vivant ici, rêvent<br />

de là-bas.<br />

Le train symbolise la condition de<br />

l’homme en mouvement, toujours à la<br />

recherche d’un monde perdu. Nous sommes<br />

tous <strong>des</strong> hommes en marche. Nous<br />

avançons dans le temps quoi que l’on<br />

fasse, quoi qu’il arrive.<br />

Paris. Ligne 6, dernier métro. Plus<br />

de place pour les larmes. Le sable aux<br />

yeux. Il efface d’un geste nonchalant la<br />

poussière de son visage. Il parle tout bas,<br />

regarde autour de lui, sans voir personne.<br />

Il fait nuit, la lumière glauque du dernier<br />

métro éclaire les visages fatigués <strong>des</strong><br />

passagers. À cette heure-ci, les naufragés<br />

de la nuit s’installent dans les trains, dans<br />

les gares. Et je vois cet homme égaré,<br />

perdu dans la nuit.<br />

Il parle tout seul : un dialogue de<br />

sourd, la carte tac-o-tac devant lui. Il<br />

n’arrive pas à savoir s’il a gagné ou s’il<br />

a perdu. Il a <strong>des</strong> lunettes boiteuses sur<br />

le nez. Seule l’une <strong>des</strong> branches tient<br />

derrière l’oreille. Sa main tient le verre<br />

droit. Il lit attentivement. Il scrute chaque<br />

mot, chaque lettre scrupuleusement. Une<br />

recherche du bonheur à la loupe. Jeu de<br />

hasard.<br />

Les voyageurs souterrains l’observent :<br />

son comportement est étrange. Son corps<br />

rongé et maigre se lève. Il se rassoit.<br />

Sa bouche demande à la dame en<br />

face si elle connaît le jeu. Il lui montre.<br />

Ses yeux demandent : Dites-moi, ai-je<br />

gagné ? Dîtes moi oui ! Dîtes le moi, que<br />

je sois heureux aujourd’hui ! La dame ne<br />

répond pas, ne comprend pas sa question.<br />

Sa voisine fait un signe de la tête : non.<br />

Les hommes dans le wagon semblent ne<br />

pas le voir, comme s’il était invisible. Le<br />

silence est insupportable. Les regards<br />

tuent.<br />

Confusion. Bercy, Quai de la Gare.<br />

Où est Saint-Denis ? Comment s’est-il<br />

perdu ? Il a perdu ? Deux filles, la carte<br />

tac-o-tac, près de la porte : Ai-je gagné ?<br />

Oui, j’ai gagné, n’est-ce pas, j’ai gagné !<br />

Oui, il a gagné. Un sourire pour la journée,<br />

<strong>des</strong> rires moqueurs. Douce insouciance.<br />

Ses membres vêtus d’un costume trop<br />

large, un héritage d’avant la chute. Un<br />

souvenir lointain, nuageux ; loin comme<br />

les lumières de la station métro, loin<br />

comme les lanternes du bord de Seine.<br />

L’obscurité règne. Des yeux noirs sans<br />

étincelle. Une âme qui s’est trompée de<br />

corps.<br />

Tic-tac, passe le temps. Vingt ans,<br />

sur le pas. Tic tac, tac-o-tac, temps qui<br />

passe. Plus de larmes, plus de lumière.<br />

Trop de soleil vous rend aveugle et le<br />

sable, aaahh, le sable... Tac-o-tac bonheur<br />

éphémère. Un homme dans un train qui<br />

ne l’emmène nulle part.<br />

Qui est-il, qui était-il ? … Son ombre<br />

se dissout dans mon regard qui s’en souvient<br />

: Une mise en fiction pour construire<br />

un pont, pour approcher la solitude de<br />

l’autre, devenu inaccessible, incompréhensible.<br />

La fiction comme une construction<br />

de sens dans un monde « insensé ».<br />

***<br />

Quai de la Gare. Je suis rentrée enfin.<br />

Il fait nuit. La lune jette <strong>des</strong> étincelles<br />

dans la Seine. C’est la fin d’un voyage,<br />

le début d’un autre. Car l’aventure de la<br />

vie continue, le jour comme la nuit. Entre<br />

Ponant et Levant. Ici et maintenant.<br />

Notes<br />

1. In Aux portes du Labyrinthe. Poèmes de<br />

passage (1939-1996), Paris, Flammarion,<br />

1996.<br />

2. Album Adieu Sweet Bahnhof, Soundpush,<br />

1984.<br />

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