Il n’est pourtant pas certain que c<strong>et</strong>te ère du témoin soit l’ère du témoignage. En premier lieu,<strong>la</strong> définition de soi-même comme témoin ne doit pas masquer <strong>la</strong> réalité d’<strong>une</strong> action déployée<strong>la</strong> plupart du temps à <strong>la</strong> marge des conflits. Les premiers médecins sans frontières se pensentdavantage en observateurs engagés des conséquences désastreuses du totalitarisme (en particulierdans sa version soviétique) qu’en témoins ocu<strong>la</strong>ires. Par leur présence même dans lescamps de réfugiés aux frontières des pays communistes <strong>et</strong> des conflits bipo<strong>la</strong>ires (ou plus rarementauprès de combattants, en Afghanistan, au Tchad), ils attestent les exactions subies parles popu<strong>la</strong>tions ou les eff<strong>et</strong>s des politiques qu’elles ont dû fuir. En second lieu, ni les fondateurs– qui n’ont pas inscrit le témoignage dans <strong>la</strong> charte – ni les dirigeants de l’association dans lesannées 1980 ne prônent <strong>une</strong> pratique systématique du témoignage sur les violences :« Le bureau décidera alors souverainement d’en informer l’opinion dans le cas où <strong>MSF</strong> aura été leseul témoin d’exactions intolérables <strong>et</strong> dans les cas où le silence rendrait tous les membres de <strong>MSF</strong>individuellement complices. En aucun cas, ce témoignage ne devra être systématique » (RM1978) « parfois pour témoigner aussi de ces atteintes… » (RM 1981) « nous souhaitons avoir lesmoyens de faire entendre notre voix lorsqu’il faut dénoncer les atteintes au droit des peuples dontnous sommes les seuls témoins » (RM 1982) (c’est moi qui souligne).Les théorisations de <strong>la</strong> dénonciation disparaissent progressivement des documents-cadres à partirde <strong>la</strong> présidence de R. Brauman, qui m<strong>et</strong>tra davantage l’accent sur le rôle des médecins <strong>MSF</strong>comme « témoins gênants » (RM 1983). Lancer « comme un défi à l’arbitraire <strong>et</strong> à <strong>la</strong> violence » (RM1984), tenir le « rôle de trublions, d’empêcheurs de massacrer en rond» (RM 1987), jouer un rôle« dans le domaine de <strong>la</strong> <strong>protection</strong> contre les agressions extérieures » (RM 1988), voilà <strong>la</strong> « substancede [l’]engagement » (RM 1984) de <strong>MSF</strong>. Si <strong>la</strong> mention du témoin dénonciateur n’est plus aussiprégnante dans <strong>la</strong> définition du rôle, en revanche l’idée d’<strong>une</strong> présence aux vertus protectrices,comme obstacle, empêchement ou atténuation des violences, demeure de mise. Face à <strong>la</strong> guerre<strong>et</strong> à l’oppression, <strong>MSF</strong> continue d’être «sentinelle des droits de l’homme » 11 .«L’AIDE ÉTAIT UTILISÉE À LA CONFECTION D’UN PIÈGE»La deuxième moitié des années 1980 voit cependant apparaître l’idée d’<strong>une</strong> certaine complexitéde ce rôle protecteur, avec notamment les expériences vécues en Ethiopie en 1984-85 <strong>et</strong> dans lescamps de réfugiés salvadoriens au Honduras jusqu’à 1988, deux contextes où <strong>MSF</strong> se r<strong>et</strong>rouvedirectement aux prises avec des politiques violentes 12 .Entamée début 1984, <strong>la</strong> mission <strong>MSF</strong> en Ethiopie dure jusqu’à fin 1985, date de son expulsionpar les autorités. Quelques mois plus tard, R. Brauman résume l’histoire de c<strong>et</strong>te crise en <strong>une</strong>formu<strong>la</strong>tion qui a fait date : « en d’autres termes, l’aide internationale était utilisée à <strong>la</strong> confectiond’un piège destiné à capturer plus d’un million de personnes; les organisations faisaient à leur insufonction d’appât dans ce dispositif mortel » ; <strong>MSF</strong> a été expulsé « pour avoir refusé de fermer les yeuxsur l’inacceptable » (RM 1986). Devenu, à côté du Biafra, l’autre grand moment fondateur de11. Un rôle qui ne doit pas occulter le fait que par ailleurs, <strong>MSF</strong> développe pendant ces années des missions d’assistance technique,purement médicales, où ni les motifs de <strong>la</strong> présence ni le contenu de l’action ne renvoient à ces références de <strong>la</strong>guerre <strong>et</strong> de l’oppression. Nous ne les considérons pas ici, mais il est important de ne pas <strong>la</strong>isser penser que <strong>MSF</strong>, pendantces années, aurait été exclusivement sentinelle.12.On se reportera, pour ces deux moments, à L. Bin<strong>et</strong>, Famine <strong>et</strong> transferts forcés de popu<strong>la</strong>tions en Ethiopie, 1984-1986, <strong>et</strong> Campsde réfugiés salvadoriens au Honduras 1988, Crash/<strong>MSF</strong>, coll. «Prises de parole publiques de <strong>MSF</strong>», respectivement 2005 <strong>et</strong> 2004.15
<strong>MSF</strong>, ce r<strong>et</strong>ournement de l’aide servant un e politique criminelle se constitue comme un «intolérable» 13 – il inscrit durablement le « dilemme » dans <strong>la</strong> vision du monde de <strong>MSF</strong>.C<strong>et</strong>te problématique peut apparaître comme dénuée de lien avec celle qui nous occupe en ce<strong>la</strong>qu’elle renvoie avant tout à des enjeux liés aux secours. De fait, l’intervention de <strong>MSF</strong> se présentecomme celle d’un acteur médical répondant à <strong>la</strong> demande des autorités face à <strong>une</strong> situation defamine. En somme, si <strong>MSF</strong> n’a auc<strong>une</strong> sympathie pour le régime de Mengistu, son interventionn’a cependant pas pour visée le soutien à des popu<strong>la</strong>tions opprimées ou <strong>la</strong> défense contre desvio<strong>la</strong>tions de droits de l’homme – un rôle qui justifierait <strong>une</strong> vigi<strong>la</strong>nce quant aux exactions <strong>et</strong><strong>une</strong> attention particulière au contexte, c’est-à-dire qui contiendrait d’emblée les deux rôles dutémoin <strong>et</strong> du médecin. En Ethiopie, plus d’<strong>une</strong> année s’écoule avant que <strong>la</strong> réalité du r<strong>et</strong>ournementde l’aide n’apparaisse à <strong>MSF</strong>. L’attention au contexte, qui n’est au début qu’un « théâtred’ombres » 14 pour les volontaires affairés, ne naît que progressivement. Ce sont les entraves àporter assistance qui <strong>la</strong> suscitent, en (r)établissant le lien entre action <strong>et</strong> contexte violent 15 . L’entravese présente en eff<strong>et</strong> pour <strong>MSF</strong> comme <strong>la</strong> marque c<strong>la</strong>ssique de l’oppression. Dans ces conditions,c’est non seulement sur c<strong>et</strong>te violence que s’ouvrent alors les yeux des <strong>MSF</strong>, mais bientôtsur le rôle qu’y joue leur présence. A côté de <strong>la</strong> figure de complicité du témoin silencieux faceaux violences, voici que se présente celle, plus troub<strong>la</strong>nte encore, du médecin-participant aveuglede l’exécution de crimes. En ce sens, le dilemme éthiopien réaménage l’articu<strong>la</strong>tion, auparavantlâche, entre assistance <strong>et</strong> attention aux violences. Il s’agit de reconnaître que l’action miseen œuvre est insérée dans le champ dynamique des rapports de force politiques, dont elle estun ingrédient parmi de nombreux autres ; dans ce cadre, son eff<strong>et</strong> positif sur les personnes qu’ellevise n’est plus donné d’avance. Autrement dit, assistance <strong>et</strong> <strong>protection</strong> (ou témoignage, ou attentionaux violences) ne sauraient être les deux vol<strong>et</strong>s déconnectés de <strong>la</strong> présence, <strong>une</strong> leçon quiirrigue dès lors l’histoire de <strong>MSF</strong>.C<strong>et</strong>te perte d’innocence fondatrice se r<strong>et</strong>rouve dans le ton du rapport moral quelques mois plustard: «à quel a<strong>une</strong> mesurer l’intérêt des hommes <strong>et</strong> des femmes que nous allons secourir ? ». Si <strong>la</strong>« finalité » de l’action de <strong>MSF</strong> demeure « l’homme (…) atteint dans son intégrité ou dans sa liberté »,il s’agit désormais d’avoir <strong>une</strong> « réflexion sur notre action <strong>et</strong> sa portée » (RM 1986). A côté du rôlechoisi du défenseur de droits, <strong>la</strong> responsabilité face aux violences inclut désormais celle d’examinerles conséquences de sa propre action. Une idée qui est creusée, prolongée dans les annéesqui suivent : « il est essentiel pour mieux insérer notre action de faire l’effort de comprendre <strong>la</strong> naturedes problèmes sur lesquels nous intervenons, d’examiner les solutions proposées en fonction des résultatsqu’elles ont amenés. Trop souvent en eff<strong>et</strong> <strong>la</strong> pur<strong>et</strong>é des intentions sert de paravent commode à <strong>la</strong>dur<strong>et</strong>é des faits » (RM 1987).1613.On utilise ce terme sans jugement moral, en référence directe à <strong>la</strong> notion telle qu’elle est développée dans D. Fassin <strong>et</strong> P. Bourde<strong>la</strong>is(dir), Les constructions de l’intolérable, La Découverte, 2005 : «il s’agit toujours d’<strong>une</strong> norme <strong>et</strong> d’<strong>une</strong> limite historiquement constituées».La démarche des auteurs n’a pas pour obj<strong>et</strong> «de défendre des valeurs (…), mais bien de tenter de reconnaître l’existence d’<strong>une</strong>ligne de partage dans notre univers moral – ligne constituée dans des temps <strong>et</strong> dans des lieux donnés» (p. 8)14. «Occupés que nous étions à travailler jour <strong>et</strong> nuit, les exactions, les rafles étaient pour nous un théâtre d’ombres auquel nous ne comprenionsrien» (Rony Brauman, «L’humanitarisme contre <strong>la</strong> politique ?», entr<strong>et</strong>ien, Le Banqu<strong>et</strong>, n°2, revue du CERAP, avril 1993).15. Tout au long du développement de <strong>la</strong> crise, c’est <strong>la</strong> permanence des entraves à <strong>la</strong> présence <strong>et</strong> au travail des organisations humanitaires,à l’origine d’un fort sentiment d’impuissance, qui préoccupe <strong>MSF</strong> ; <strong>la</strong> brutalité de <strong>la</strong> mise en œuvre du processus de«réinstal<strong>la</strong>tion» donne lieu à des scènes très éprouvantes dont les équipes sont parfois témoins, mais elle n’est pas le centre degravité des enjeux perçus. S’il est fait mention d’un «seuil du tolérable <strong>la</strong>rgement dépassé» (CA mai 1985), c’est d’abord en référenceà ces entraves à l’action, dont <strong>la</strong> levée est l’obj<strong>et</strong> des efforts de <strong>MSF</strong>. Fin 1985, le découragement est total : «depuis quatremois, l’équipe médicale de Ke<strong>la</strong><strong>la</strong> assiste, les mains liées, à <strong>la</strong> mort de centaines d’enfants qu’un centre de nutrition aurait permis desauver dans leur immense majorité» (CA octobre 1985). C’est dans ce contexte que ces différents éléments se m<strong>et</strong>tent en lien pourconstituer un tableau cohérent où l’aide joue un rôle d’appât : c<strong>et</strong>te fois, le «seuil d’intolérabilité (…) dépassé» justifie «d’allerjusqu’au bout, au risque de se faire expulser» (CA novembre 1985).
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violer / être exclue par mon mari
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A chaque fois, ils voient mal quell
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le coordinateur Nord Kivu disait é
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le problème réel n’est pas celu
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