Au 1 er décembre, l’image s’est précisée, les éléments se confirment. Sur le terrain <strong>MSF</strong> est surle point de décider de dénoncer <strong>la</strong> situation : « avec le HCR <strong>et</strong> le CICR, on est arrivé à <strong>la</strong> conclusionqu’il était évident qu’on était utilisé comme des ‘appâts’. (…) Le délégué du CICR a déc<strong>la</strong>ré ‘cen’est pas <strong>la</strong> tradition du CICR, mais (…) on ne peut pas aller soigner des réfugiés <strong>et</strong> par <strong>la</strong> suiteapprendre par les vil<strong>la</strong>geois qu’il y a eu des tirs après notre départ (…) On doit faire quelque chose’.(…) Au moment même où on était en train de prendre c<strong>et</strong>te décision [de partir <strong>et</strong> dénoncer à <strong>la</strong> facedu monde], les officiers de liaison de l’Alliance ont ouvert <strong>la</strong> porte de notre salle de réunion <strong>et</strong> ontdéc<strong>la</strong>ré : ‘Vous voulez des réfugiés ? vous en avez 5000 sur <strong>la</strong> route, allez travailler !’ (…) Ils savaientqu’on était en train de réagir, de monter notre position contre eux. Alors ils ont ouvert les vannes <strong>et</strong>ils ont poussé 5000 réfugiés vers nous pour nous donner un os à ronger». Un os à ronger qui dép<strong>la</strong>cele centre des préoccupations vers <strong>la</strong> prise en charge en urgence de c<strong>et</strong>te foule de réfugiés : «çaa complètement changé notre stratégie ». On se demandera quelques mois plus tard «pourquoi ona cessé d’y prêter attention » (entr<strong>et</strong>ien coordinateur Bukavu).C’est ainsi que dans <strong>la</strong> zone de Bukavu, le souci émergent de dénoncer l’utilisation des organisationsde secours comme appâts fait p<strong>la</strong>ce à ‘l’activisme’ né de <strong>la</strong> nécessité de prendre encharge ces réfugiés qui apparaissent à <strong>la</strong> vue des équipes. Celles-ci vont tenter de m<strong>et</strong>tre enp<strong>la</strong>ce des secours pour des groupes de réfugiés en mouvement.Rappelons que c<strong>et</strong>te r<strong>et</strong>ombée de l’attention à c<strong>et</strong>te problématique est concomitante de plusieursdéveloppements sur <strong>la</strong> scène occidentale : croissance de <strong>la</strong> couverture médiatique des massacrespassés (datant de <strong>la</strong> mi-novembre), pourtant accompagnée de <strong>la</strong> baisse de <strong>la</strong> mobilisationinternationale : <strong>la</strong> force internationale prévue apparaît désormais «sans obj<strong>et</strong> » aux Etats censés<strong>la</strong> promouvoir, suite aux gestes de bonne volonté de Kabi<strong>la</strong> – elle sera dissoute le16 décembre. Une certaine bonne conscience semble s’emparer des uns <strong>et</strong> des autres. Et <strong>la</strong> «querelledes chiffres » déjà mentionnée plus haut se développe ; plusieurs articles paraissent dans lesquelsil est sous-entendu que les agences humanitaires ont menti pour nourrir leur «business»: «pourquoiles Nations unies, <strong>MSF</strong> <strong>et</strong> Oxfam se sont-ils trompés à ce point ? (…) elles ne se développent que sielles savent lever des fonds (…) ces messages [les messages a<strong>la</strong>rmistes] perm<strong>et</strong>tent de lever des fonds »(BBC, 27 novembre).L’attention aux violences n’a cependant pas totalement abandonné les personnes sur le terrain.Le coordinateur se souvient avoir à nouveau alerté Kigali <strong>et</strong> Amsterdam fin décembre : «J’aiproposé 3 ou 4 fois de quitter, de fermer <strong>la</strong> mission ». Face à sa description de l’utilisation de <strong>MSF</strong>comme appât, il se voit <strong>question</strong>ner :« Vous avez entendu les tueurs? es-tu certain que c’était unmassacre ? vous avez eu des histoires des vil<strong>la</strong>geois comme quoi ils sont arrivés deux jours après <strong>et</strong>ils ont tué, mais vous n’avez pas de témoignage visuel direct’. Après le problème des chiffres, ils étaienthyper, hyper prudents. C’était <strong>la</strong> paralysie complète ! » (entr<strong>et</strong>ien coordinateur Bukavu).Pourquoi ce déca<strong>la</strong>ge entre le terrain <strong>et</strong> le siège ? L’équipe de terrain, directement témoin deseff<strong>et</strong>s nuisibles de sa présence <strong>et</strong> de ses tentatives d’approcher les réfugiés, voit le sens de sonaction s’évaporer ; l’espace dans lequel un geste puisse demeurer utile semble avoir disparu.Le fait même d’être partie prenante du processus de traque <strong>et</strong> de tueries semble être le seuildu tolérable. En conséquence, elle est en demande d’<strong>une</strong> réponse forte (<strong>la</strong> dénonciation, ledépart).Mais au niveau décisionnel de <strong>la</strong> capitale, en l’occurrence Amsterdam, si l’on en croit <strong>la</strong> version ducoordinateur de Bukavu, <strong>la</strong> crise des chiffres a suscité (ou renforcé) <strong>la</strong> très grande circonspection àl’égard d’<strong>une</strong> prétendue évidence des faits, de <strong>la</strong> véracité des données (chiffrées ou non, recueillies63
ou produites): <strong>la</strong> moindre évidence à prendre <strong>la</strong> parole dans ce contexte miné commande <strong>une</strong> plusgrande rigueur dans le recueil d’informations. Nous ferons ici l’hypothèse que précisément, c<strong>et</strong>temoindre évidence <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te exigence de rigueur se conjuguent pour atténuer <strong>la</strong> réactivité aux informations,c’est-à-dire que <strong>la</strong> possibilité de s’indigner est comme inhibée ou affaiblie 68 . En somme,nous r<strong>et</strong>rouvons le lien entre c<strong>la</strong>rté de l’information <strong>et</strong> perception de l’urgence à agir, évoqué plushaut ; ceux chez qui l’épisode de <strong>la</strong> «crise des chiffres» a suscité le recours accru au ‘doute méthodologique’,ont en même temps <strong>une</strong> perception moins radicale de <strong>la</strong> menace sur les popu<strong>la</strong>tions <strong>et</strong>du rôle d’appât joué par <strong>MSF</strong> : ainsi, au-delà de <strong>la</strong> prudence sur <strong>la</strong> prise de parole, c’est bien autourde <strong>la</strong> <strong>question</strong> du r<strong>et</strong>rait (proposé par le coordinateur) que s’expriment ces différences de perception.Là où le coordinateur de Bukavu pense que l’on a atteint les limites de l’acceptable en étantcomplice des massacres, <strong>la</strong> direction à Amsterdam, elle, <strong>question</strong>ne les faits décrits.C’est finalement au p<strong>la</strong>n opérationnel que <strong>la</strong> préoccupation sur les violences dont sont victimesles popu<strong>la</strong>tions – <strong>et</strong> sur le rôle que joue <strong>MSF</strong> dans ce processus – va se traduire. L’analysede l’équipe de Bukavu sur l’utilisation des secours est confirmée par <strong>la</strong> coordination de Kigalien visite : « Lorsque nous sommes revenus avec les autorités, tous les réfugiés avaient disparu», d’où<strong>la</strong> « crainte que notre présence n’améliore pas les chances de survie des réfugiés. Est-ce que nous constituonsun risque pour les réfugiés ? Nous avons décidé de changer notre approche de ces groupes deréfugiés. Nous encourageons les gens à s’approcher des routes principales (…) De c<strong>et</strong>te façon noussommes sûrs que notre action aide vraiment les réfugiés » (sitrep 11 janvier <strong>MSF</strong>-H Kigali). Ainsi,le dilemme humanitaire par excellence, qui voit l’aide se transformer en soutien à un proj<strong>et</strong>criminel, ne donne pas lieu à un r<strong>et</strong>rait général mais à <strong>une</strong> série de r<strong>et</strong>raits à p<strong>et</strong>ite échelle, surle terrain. Ce sont les modalités concrètes de <strong>la</strong> mise en œuvre de l’aide qui sont modifiées : neplus tenter de se rapprocher des réfugiés ni de les localiser dans <strong>la</strong> forêt, repenser où délivrerles secours, avec quels messages, <strong>et</strong>c.Dans c<strong>et</strong> ajustement par l’abstention se lit, sur le mode de l’évidence, <strong>la</strong> responsabilité pour <strong>MSF</strong>que ses secours ne m<strong>et</strong>tent pas les gens plus en danger qu’ils ne le sont déjà en contribuant à <strong>la</strong>mise en œuvre de politiques criminelles.LE MONTAGE D’OPÉRATIONS D’ENVERGURE EN CAMPS ET L’ÉTAT CATASTROPHIQUE DES RÉFUGIÉSDÉCEMBRE 96 - JANVIER 97Pendant ce temps, plus au nord, sur l’axe Walikale-Kisangani, l’existence de réfugiés beaucoupplus nombreux est révélée tour à tour à différents endroits à partir de début décembre ; ainsi à Tingi-Tingi où échouent 70000 réfugiés à <strong>la</strong> mi-décembre (ils seront 160000 fin janvier). Contrairementà <strong>la</strong> zone de Bukavu, ce sont donc ici des opérations d’envergure qui se montent rapidement dansces différents lieux : à Kisangani, instal<strong>la</strong>tion d’<strong>une</strong> base arrière <strong>MSF</strong>, appui à l’hôpital, centre d<strong>et</strong>ransit pour dép<strong>la</strong>cés zaïrois ; à Tingi-Tingi, devenu un camp, assainissement de l’eau, mise en p<strong>la</strong>cede six dispensaires, centre de nutrition. L’urgence est patente <strong>et</strong> les contraintes logistiques immenses.L’heure n’est plus à l’appel à <strong>une</strong> intervention : eu égard à l’évolution de <strong>la</strong> situation – le r<strong>et</strong>our de«600000 réfugiés» au Rwanda, l’accès au Zaïre à de nouveaux réfugiés dans un état très inquiétant –6468. L’indignation étant vue ici non comme <strong>la</strong> réaction automatique, nécessaire, à <strong>une</strong> situation inacceptable, mais plutôt comme<strong>la</strong> conséquence d’<strong>une</strong> posture intellectuelle qui <strong>la</strong> rend possible (qu’on l’appelle ‘capacité’ ou ‘prédisposition’ à l’indignation).
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violer / être exclue par mon mari
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éclairer la suite. Il nous semble
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A chaque fois, ils voient mal quell
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le coordinateur Nord Kivu disait é
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le problème réel n’est pas celu
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