envoyant à des catégories de personnes innocentes, victimes – de ‘bonnes victimes’ en quelquesorte 30 . Or, dans les faits, le HCR a répondu à l’afflux massif de ce million de personnes en leurattribuant collectivement le statut de réfugiés. Dès lors, un bras de fer s’instaure avec l’agenceonusienne, <strong>MSF</strong> demandant des mesures précises perm<strong>et</strong>tant que soit effectuée <strong>la</strong> distinctionentre ‘vrais’ <strong>et</strong> faux réfugiés (c’est-à-dire que soient exclus les leaders) puis multipliant dénonciations<strong>et</strong> interpel<strong>la</strong>tions. Si c<strong>et</strong> enjeu est éclipsé en juill<strong>et</strong> par l’urgence opérationnelle extrêmeliée au choléra, <strong>la</strong> priorité étant de sauver des vies, en revanche «au fur <strong>et</strong> à mesure que <strong>la</strong> situations’améliorait, ressurgissait l’abomination qui était à l’origine des camps » (RM 1994-95). Leconstat est fait d’<strong>une</strong> situation « inacceptable » où l’administration tenue par les leaders du génocidese renforce sur le dos de l’aide. C’est sans doute en inscrivant ce constat dans le cadre d’interprétationpuissant que constituent le précédent éthiopien <strong>et</strong> <strong>la</strong> référence aux Khmers rougesque <strong>MSF</strong>-F peut trancher le ma<strong>la</strong>ise moral ressenti depuis le début : <strong>la</strong> décision de r<strong>et</strong>rait estprise fin 1994. Rétrospectivement, <strong>la</strong> situation est ainsi résumée : «l’aide se r<strong>et</strong>ournait contre lesréfugiés en renforçant leurs bourreaux » (RM 1994-95). Il nous semble qu’il y a ici un usage rhétoriquedu paradigme de l’Ethiopie visant à rendre évidente <strong>une</strong> décision dont on peut penserqu’elle n’a pas été facile à prendre, <strong>et</strong> qu’elle l’aurait été d’autant moins si les autres sectionsn’avaient choisi, de leur côté, de rester pour continuer d’assister les réfugiés (elles se r<strong>et</strong>irerontfinalement fin 1995). La différence de poids accordée à l’épisode éthiopien dans les différentessections (en particulier son caractère fondateur pour <strong>MSF</strong>-F), peut être convoquée ici pour lire<strong>une</strong> divergence de positionnement appelée à se creuser lors des crises suivantes – où <strong>MSF</strong>-Franceadopte <strong>une</strong> posture d’analyse <strong>et</strong> de caractérisation politiques, dont le r<strong>et</strong>rait constitue l’horizonpossible, <strong>et</strong> <strong>la</strong> dénonciation <strong>une</strong> conséquence fréquente, tandis qu’elle perçoit <strong>MSF</strong>-Hol<strong>la</strong>ndepar exemple comme privilégiant «<strong>la</strong> conception très anglo-saxonne du secours individuel à <strong>la</strong> victime »(CA novembre 1994).«ON NE SE FAIT PLUS TROP D’ILLUSIONS…»Peu avant de se r<strong>et</strong>irer des camps en demandant à <strong>la</strong> communauté internationale de s’engageren faveur du r<strong>et</strong>our qu’elle considère comme <strong>la</strong> seule solution pour les réfugiés (CA novembre1994), <strong>MSF</strong>-F a pris conscience de <strong>la</strong> violence qui sévit au Rwanda 31 même. Exactions <strong>et</strong>disparitions se multiplient dans un contexte d’après-génocide miné par <strong>la</strong> <strong>question</strong> de <strong>la</strong> justice.En avril 1995, le gouvernement rwandais décide <strong>la</strong> ferm<strong>et</strong>ure des derniers camps de dép<strong>la</strong>cés.Dans le camp de Kibeho, où sont présents <strong>une</strong> équipe <strong>MSF</strong> <strong>et</strong> des troupes de l’ONU, un massacrede plusieurs milliers de réfugiés a lieu. Les équipes, «qui ont tenté l’impossible pour venir enaide aux réfugiés <strong>et</strong> limiter le massacre, ont témoigné de ce qu’elles avaient vu <strong>et</strong> vécu pendant cesjournées infernales » (RM 1994-95). Quelques mois plus tard, l’enc<strong>la</strong>ve de Srebrenica tombe auxmains des Serbes ; l’équipe est témoin du tri opéré entre ceux qui seront emmenés pour êtreexécutés, <strong>et</strong> les autres : « on peut dire: il y a eu n<strong>et</strong>toyage <strong>et</strong>hnique; les promesses n’ont pas ététenues » (CA juill<strong>et</strong> 1995).30. La logique qui anime <strong>la</strong> convention de 1951 sur les droits des réfugiés repose explicitement sur <strong>la</strong> vulnérabilité mais aussi<strong>la</strong> ‘qualité politique’ du réfugié : s’il a droit à <strong>une</strong> <strong>protection</strong> c’est en tant que personne ayant fui <strong>une</strong> persécution ; <strong>et</strong> lestextes prévoient explicitement qu’<strong>une</strong> personne ayant commis des actes criminels ne peut se voir attribuer le statut.31. Le HCR a cessé ses rapatriements vers le Rwanda dès septembre. A l’époque, sa décision est interprétée comme un signede plus qu’il a « perdu sa neutralité », puisqu’il est comp<strong>la</strong>isant envers les génocidaires, dénonçant seulement les exactionsdu FPR (CA septembre 1994). Ce n’est qu’un mois plus tard qu’a lieu <strong>une</strong> discussion où est abordée <strong>la</strong> difficulté pour<strong>MSF</strong> à penser <strong>et</strong> parler des exactions au Rwanda, parce qu’on est « piégé par <strong>la</strong> logique du génocide » (CA octobre 1994).25
Ces deux événements uniques, ciblés, sont à chaque fois déjà consommés : il n’y a plus rien àfaire d’autre que de réfléchir à <strong>une</strong> possible communication, pour faire savoir a posteriori, empêcherqu’ils deviennent des affaires c<strong>la</strong>ssées (c’est ce qui sera fait pour chacun d’eux). Ce qui rendces deux moments particulièrement sail<strong>la</strong>nts dans <strong>la</strong> mémoire institutionnelle, c’est <strong>la</strong> présencephysique des équipes sur les lieux, où elles deviennent des «témoins impuissants ». Rétrospectivement,c’est comme illusion des uns <strong>et</strong> fausses promesses des autres qu’ils sont décrits : «onne se fait plus trop d’illusions sur notre présence dissuasive aujourd’hui, on parle davantage de solidarité<strong>et</strong> de témoignage » (J.-H. Bradol 32 , CA juin 1995) ; « à Srebrenica, ce sont les popu<strong>la</strong>tions quiont été trahies par <strong>la</strong> fiction que représentait le concept de zone de sécurité» (RM 1995-96). C<strong>et</strong>tefiction était-elle pour autant <strong>une</strong> illusion de <strong>MSF</strong> (qui y aurait cru) ? Le discours institutionnelne l’indique nullement. En 1993, dans Popu<strong>la</strong>tions en danger, on peut lire à propos de l’enc<strong>la</strong>ve :« le message adressé par les assiégeants à <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion est c<strong>la</strong>ir: <strong>la</strong> <strong>protection</strong> de ces ‘zones de sécurité’est un trompe-l’œil, <strong>la</strong> situation réelle des habitants est celle de condamnés en sursis, que lesorganisations humanitaires aident à survivre dans leur prison» 33 . La présence de <strong>MSF</strong> n’est pasremise en cause du fait qu’elle aurait contribué à <strong>la</strong> construction de ce trompe-l’œil : «à Srebrenica,l’aide apportée par <strong>MSF</strong> n’était pas un gadg<strong>et</strong> dans <strong>la</strong> panoplie humanitaire qui habil<strong>la</strong>it c<strong>et</strong>teguerre » (RM 1995-96). Nous verrons plus loin comment le discours à distance réaménage c<strong>et</strong>tehistoire sous l’angle de l’illusion.Après les camps, après Srebrenica <strong>et</strong> Kibeho, <strong>MSF</strong> entame un repli pour regarder son action, saresponsabilité, en re-préciser les balises. Le rapport de <strong>MSF</strong> à sa propre puissance (impuissanceou toute-puissance), à <strong>la</strong> lucidité sur ses capacités, en est le soubassement:« L’action humanitaire, si belle <strong>et</strong> indispensable soit-elle, n’est pas en mesure, contrairement à l’idéeque peut en avoir le public, d’apporter des solutions aux crises qu’elle aborde (…) L’humanitairedevenant le lieu d’assouvissement d’<strong>une</strong> ‘citoyenn<strong>et</strong>é sans frontière’ qui finit par se confondre <strong>et</strong>supp<strong>la</strong>nter l’obj<strong>et</strong> initial – le secours – doit nous faire réfléchir (…) Choisir <strong>la</strong> défense des ‘causes’humanitaires c’est s’éloigner des personnes en danger <strong>et</strong> c’est risquer non seulement l’instrumentalisationde <strong>la</strong> victime mais sa déshumanisation <strong>et</strong> au bout du compte <strong>la</strong> mise au second p<strong>la</strong>n dessecours (…) » (RM 1995-96).Dans c<strong>et</strong>te affirmation de <strong>la</strong> primauté des secours sur l’incantation politique, par <strong>la</strong> prioritédonnée à <strong>la</strong> proximité avec les personnes sur l’abstraction d’<strong>une</strong> cause collective, c’est le débutd’un dép<strong>la</strong>cement du centre de gravité de <strong>MSF</strong> que l’on voit poindre. Ce dép<strong>la</strong>cement est encorré<strong>la</strong>tion avec un r<strong>et</strong>our sur <strong>la</strong> posture critique de <strong>MSF</strong> face au politique, <strong>une</strong> posture de virginitédont les facilités sont pointées :« L’appel systématique au politique, sa diabolisation paradoxale <strong>et</strong> le constat qu’en 25 ans <strong>MSF</strong> adonné trois ministres en France (…) me <strong>la</strong>isse perplexe (…). Acceptons que l’humanitaire marchedans <strong>la</strong> sphère du politique, mais pour mieux nous en démarquer » « Ne tombons pas dans lesyndicalisme humanitaire qui renvoie sans cesse les politiques à leurs responsabilités, en ayant soinde m<strong>et</strong>tre <strong>la</strong> barre bien haut afin de nous préserver toujours l’espace de gueuler notre dépit jusqu’à<strong>la</strong> fin des temps… »(ibid.)C<strong>et</strong>te ‘critique de <strong>la</strong> critique’ est l’occasion d’<strong>une</strong> re<strong>la</strong>tivisation du témoignage comme <strong>la</strong> marquede fabrique <strong>MSF</strong>, dont l’usage serait consubstantiel à l’action:« Beaucoup plus que le ‘témoignage en action’, c’est <strong>la</strong> démolition du mythe de <strong>la</strong> neutralité commeprincipe fondateur de l’humanitaire moderne qui a été inventée voilà 25 ans <strong>et</strong> non sa version2632. Nous précisons parfois les noms, parce qu’il nous semble utile d’indiquer comment, à l’intérieur du discours institutionnel,les personnes <strong>et</strong> leurs expériences propres impriment leur marque.33. <strong>MSF</strong>, Popu<strong>la</strong>tions en danger 1993, op.cit., p. 135.
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A chaque fois, ils voient mal quell
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le coordinateur Nord Kivu disait é
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