Les liaisons dangereuses - Ebooks libres et gratuits
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LETTRE LXXIX<br />
<strong>Les</strong> <strong>liaisons</strong> <strong>dangereuses</strong><br />
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL<br />
Je comptais aller à la chasse ce matin : mais il fait un temps détestable. Je n'ai pour toute lecture qu'un<br />
Roman nouveau, qui ennuierait même une Pensionnaire. On déjeunera au plus tôt dans deux heures : ainsi<br />
malgré ma longue L<strong>et</strong>tre d'hier, je vais encore causer avec vous. Je suis bien sûr de ne pas vous ennuyer, car<br />
je vous parlerai du très joli Prévan .<br />
Comment n'avez−vous pas su sa fameuse aventure, celle qui a séparé les inséparables . Je parie que<br />
vous vous la rappellerez au premier mot. La voici pourtant, puisque vous la désirez.<br />
Vous vous souvenez que tout Paris s'étonnait que trois femmes, toutes trois jolies, ayant toutes trois les<br />
mêmes talents, <strong>et</strong> pouvant avoir les mêmes prétentions, restassent intimement liées entre elles depuis le<br />
moment de leur entrée dans le monde. On crut d'abord en trouver la raison dans leur extrême timidité : mais<br />
bientôt, entourées d'une cour nombreuse dont elles partageaient les hommages, <strong>et</strong> éclairées sur leur valeur par<br />
l'empressement <strong>et</strong> les soins dont elles étaient l'obj<strong>et</strong>, leur union n'en devint pourtant que plus forte ; <strong>et</strong> l'on<br />
eût dit que le triomphe de l'une était toujours celui des deux autres. On espérait au moins que le moment de<br />
l'amour amènerait quelque rivalité. Nos agréables se disputaient l'honneur d'être la pomme de discorde ; <strong>et</strong><br />
moi−même, je me serais mis alors sur les rangs, si la grande faveur où la Comtesse de ... s'éleva dans ce<br />
même temps, m'eût permis de lui être infidèle avant d'avoir obtenu l'agrément que je demandais.<br />
Cependant nos trois Beautés, dans le même carnaval, firent leur choix comme de concert ; <strong>et</strong> loin qu'il<br />
excitât les orages qu'on s'en était promis, il ne fit que rendre leur amitié plus intéressante, par le charme des<br />
confidences.<br />
La foule des prétendants malheureux se joignit alors à celle des femmes jalouses, <strong>et</strong> la scandaleuse<br />
constance fut soumise à la censure publique. <strong>Les</strong> uns prétendaient que dans c<strong>et</strong>te société des inséparables<br />
(ainsi la nommait−on alors), la foi fondamentale était la communauté de biens, <strong>et</strong> que l'amour même y était<br />
soumis ; d'autres assuraient que les trois Amants, exempts de rivaux, ne l'étaient pas de rivales : on alla<br />
même jusqu'à dire qu'ils n'avaient été admis que par décence, <strong>et</strong> n'avaient obtenu qu'un titre sans fonction.<br />
Ces bruits, vrais ou faux, n'eurent pas l'eff<strong>et</strong> qu'on s'en était promis. <strong>Les</strong> trois couples, au contraire,<br />
sentirent qu'ils étaient perdus s'ils se séparaient dans ce moment ; ils prirent le parti de faire tête à l'orage. Le<br />
public, qui se lasse de tout, se lassa bientôt d'une satire infructueuse. Emporté par sa légèr<strong>et</strong>é naturelle, il<br />
s'occupa d'autres obj<strong>et</strong>s : puis, revenant à celui−ci avec son inconséquence ordinaire, il changea la critique<br />
en éloge. Comme ici tout est de mode, l'enthousiasme gagna ; il devenait un vrai délire, lorsque Prévan<br />
entreprit de vérifier ces prodiges, <strong>et</strong> de fixer sur eux l'opinion publique <strong>et</strong> la sienne.<br />
Il rechercha donc ces modèles de perfection. Admis facilement dans leur société, il en tira un favorable<br />
augure. Il savait assez que les gens heureux ne sont pas d'un accès si facile. Il vit bientôt, en eff<strong>et</strong>, que ce<br />
bonheur si vanté était, comme celui des Rois, plus envié que désirable. Il remarqua que, parmi ces prétendus<br />
inséparables, on commençait à rechercher les plaisirs du dehors, qu'on s'y occupait même de distraction ; <strong>et</strong><br />
il en conclut que les liens d'amour ou d'amitié étaient déjà relâchés ou rompus, <strong>et</strong> que ceux de l'amour−<br />
propre <strong>et</strong> de l'habitude conservaient seuls quelque force.<br />
Cependant les femmes, que le besoin rassemblait, conservaient entre elles l'apparence de la même<br />
intimité : mais les hommes, plus <strong>libres</strong> dans leurs démarches, r<strong>et</strong>rouvaient des devoirs à remplir ou des<br />
affaires à suivre ; ils s'en plaignaient encore, mais ne s'en dispensaient plus, <strong>et</strong> rarement les soirées étaient<br />
complètes.<br />
LETTRE LXXIX 118