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Les liaisons dangereuses - Ebooks libres et gratuits

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<strong>Les</strong> <strong>liaisons</strong> <strong>dangereuses</strong><br />

pour deux : cependant, soixante mille livres de rente dont elle va jouir ne sont pas déjà tant quand on porte le<br />

nom de Danceny, quand il faut monter <strong>et</strong> soutenir une maison qui y réponde. Nous ne sommes plus au temps<br />

de Madame de Sévigné. Le luxe absorbe tout : on le blâme, mais il faut l'imiter, <strong>et</strong> le superflu finit par priver<br />

du nécessaire.<br />

Quant aux qualités personnelles que vous comptez pour beaucoup, <strong>et</strong> avec beaucoup de raison,<br />

assurément M. de Gercourt est sans reproche de ce côté ; <strong>et</strong> à lui, ses preuves sont faites. J'aime à croire, <strong>et</strong> je<br />

crois qu'en eff<strong>et</strong> Danceny ne lui cède en rien ; mais en sommes−nous aussi sûres ? Il est vrai qu'il a paru<br />

jusqu'ici exempt des défauts de son âge, <strong>et</strong> que malgré le ton du jour il montre un goût pour la bonne<br />

compagnie qui fait augurer favorablement de lui : mais qui sait si c<strong>et</strong>te sagesse apparente, il ne la doit pas à<br />

la médiocrité de sa fortune ? Pour peu qu'on craigne d'être fripon ou crapuleux, il faut de l'argent pour être<br />

joueur libertin, <strong>et</strong> l'on peut encore aimer les défauts dont on redoute les excès. Enfin il ne serait pas le<br />

millième qui aurait vu la bonne compagnie uniquement faute de pouvoir mieux faire.<br />

Je ne dis pas (à Dieu ne plaise ! ) que je croie tout cela de lui : mais ce serait toujours un risque à<br />

courir ; <strong>et</strong> quels reproches n'auriez−vous pas à vous faire, si l'événement n'était pas heureux ! Que<br />

répondriez−vous à votre fille, qui vous dirait : «Ma mère, j'étais jeune <strong>et</strong> sans expérience ; j'étais même<br />

séduite par une erreur pardonnable à mon âge : mais le Ciel, qui avait prévu ma faiblesse, m'avait accordé<br />

une mère sage, pour y remédier <strong>et</strong> m'en garantir. Pourquoi donc, oubliant votre prudence, avez−vous consenti<br />

à mon malheur ? était−ce à moi à me choisir un époux, quand je ne connaissais rien de l'état du mariage ?<br />

Quand je l'aurais voulu, n'était−ce pas à vous à vous y opposer ? Mais je n'ai jamais eu c<strong>et</strong>te folle volonté.<br />

Décidée à vous obéir, j'ai attendu votre choix avec une respectueuse résignation ; jamais je ne me suis<br />

écartée de la soumission que je vous devais, <strong>et</strong> cependant je porte aujourd'hui la peine qui n'est due qu'aux<br />

enfants rebelles. Ah ! votre faiblesse m'a perdue ...» Peut−être son respect étoufferait−il ces plaintes ; mais<br />

l'amour maternel les devinerait : <strong>et</strong> les larmes de votre fille, pour être dérobées, n'en couleraient pas moins<br />

sur votre coeur. Où chercherez−vous alors vos consolations ? Sera−ce dans ce fol amour, contre lequel vous<br />

auriez dû l'armer, <strong>et</strong> par qui au contraire vous vous serez laissé séduire ?<br />

J'ignore, ma chère amie, si j'ai contre c<strong>et</strong>te passion une prévention trop forte ; mais je la crois<br />

redoutable, même dans le mariage. Ce n'est pas que je désapprouve qu'un sentiment honnête <strong>et</strong> doux vienne<br />

embellir le lien conjugal, <strong>et</strong> adoucir en quelque sorte les devoirs qu'il impose ; mais ce n'est pas à lui qu'il<br />

appartient de le former ; ce n'est pas à l'illusion d'un moment à régler le choix de notre vie. En eff<strong>et</strong>, pour<br />

choisir, il faut comparer ; <strong>et</strong> comment le pouvoir, quand un seul obj<strong>et</strong> nous occupe ; quand celui−là même<br />

on ne peut le connaître, plongé que l'on est dans l'ivresse <strong>et</strong> l'aveuglement ?<br />

J'ai rencontré, comme vous pouvez croire, plusieurs femmes atteintes de ce mal dangereux ; j'ai reçu les<br />

confidences de quelques−unes. A les entendre, il n'en est point dont l'Amant ne soit un être parfait : mais ces<br />

perfections chimériques n'existent que dans leur imagination. Leur tête exaltée ne rêve qu'agréments <strong>et</strong><br />

vertus ; elles en parent à plaisir celui qu'elles préfèrent : c'est la draperie d'un Dieu, portée souvent par un<br />

modèle abject : mais quel qu'il soit, à peine l'en ont−elles revêtu, que, dupes de leur propre ouvrage, elles se<br />

prosternent pour l'adorer.<br />

Ou votre fille n'aime pas Danceny, ou elle éprouve c<strong>et</strong>te même illusion ; elle est commune à tous deux,<br />

si leur amour est réciproque. Ainsi votre raison pour les unir à jamais se réduit à la certitude qu'ils ne se<br />

connaissent pas, qu'ils ne peuvent se connaître. Mais me direz−vous, M. de Gercourt <strong>et</strong> ma fille se<br />

connaissent−ils davantage ? Non, sans doute ; mais au moins ne s'abusent−ils pas, ils s'ignorent seulement.<br />

Qu'arrive−t−il dans ce cas entre deux époux que je suppose honnêtes ? c'est que chacun d'eux étudie l'autre,<br />

s'observe vis−à−vis de lui, cherche <strong>et</strong> reconnaît bientôt ce qu'il faut qu'il cède de ses goûts <strong>et</strong> de ses volontés,<br />

pour la tranquillité commune. Ces légers sacrifices se font sans peine, parce qu'ils sont réciproques <strong>et</strong> qu'on<br />

les a prévus : bientôt ils font naître une bienveillance mutuelle ; <strong>et</strong> l'habitude, qui fortifie tous les penchants<br />

qu'elle ne détruit pas, amène peu à peu c<strong>et</strong>te douce amitié, c<strong>et</strong>te tendre confiance, qui, jointes à l'estime,<br />

LETTRE CIV 171

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