Les liaisons dangereuses - Ebooks libres et gratuits
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LETTRE LXXXIII<br />
<strong>Les</strong> <strong>liaisons</strong> <strong>dangereuses</strong><br />
LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRESIDENTE DE TOURVEL<br />
De grâce, Madame, renouons c<strong>et</strong> entr<strong>et</strong>ien si malheureusement rompu ! Que je puisse achever de vous<br />
prouver combien je diffère de l'odieux portrait qu'on vous avait fait de moi ; que je puisse, surtout, jouir<br />
encore de c<strong>et</strong>te aimable confiance que vous commenciez à me témoigner ! Que de charmes vous savez prêter<br />
à la vertu ! comme vous embellissez <strong>et</strong> faites chérir tous les sentiments honnêtes ! Ah ! c'est là votre<br />
séduction ; c'est la plus forte ; c'est la seule qui soit, à la fois, puissante <strong>et</strong> respectable.<br />
Sans doute il suffit de vous voir, pour désirer de vous plaire ; de vous entendre dans le cercle, pour que<br />
ce désir augmente. Mais celui qui a le bonheur de vous connaître davantage, qui peut quelquefois lire dans<br />
votre âme, cède bientôt à un plus noble enthousiasme, <strong>et</strong> pénétré de vénération comme d'amour, adore en<br />
vous l'image de toutes les vertus. Plus fait qu'un autre, peut−être, pour les aimer <strong>et</strong> les suivre, entraîné par<br />
quelques erreurs qui m'avaient éloigné d'elles, c'est vous qui m'en avez rapproché, qui m'en avez de nouveau<br />
fait sentir tout le charme : me ferez−vous un crime de ce nouvel amour ? blâmerez−vous votre ouvrage ?<br />
Vous reprocheriez−vous même l'intérêt que vous pourriez y prendre ? Quel mal peut−on craindre d'un<br />
sentiment si pur, <strong>et</strong> quelles douceurs n'y aurait−il pas à le goûter ?<br />
Mon amour vous enraie, vous le trouvez violent, effréné ? Tempérez−le par un amour plus doux ; ne<br />
refusez pas l'empire que je vous offre, auquel je jure de ne jamais me soustraire, <strong>et</strong> qui, j'ose le croire, ne<br />
serait pas entièrement perdu pour la vertu. Quel sacrifice pourrait me paraître pénible, sûr que votre coeur<br />
m'en garderait le prix ? Quel est donc l'homme assez malheureux pour ne pas savoir jouir des privations qu'il<br />
s'impose ; pour ne pas préférer un mot, un regard accordés, à toutes les jouissances qu'il pourrait ravir ou<br />
surprendre ! <strong>et</strong> vous avez cru que j'étais c<strong>et</strong> homme−là ! <strong>et</strong> vous m'avez craint ! Ah ! pourquoi votre<br />
bonheur ne dépend−il pas de moi ? comme je me vengerais de vous, en vous rendant heureuse ! Mais ce<br />
doux empire, la stérile amitié ne le produit pas ; il n'est dû qu'à l'amour.<br />
Ce mot vous intimide ! <strong>et</strong> pourquoi ? un attachement plus tendre, une union plus forte, une seule<br />
pensée ; le même bonheur comme les mêmes peines, qu'y a−t−il donc là d'étranger à votre âme ? Tel est<br />
pourtant l'amour ! tel est au moins celui que vous inspirez <strong>et</strong> que je ressens ! C'est lui surtout, qui, calculant<br />
sans intérêt, sait apprécier les actions sur leur mérite <strong>et</strong> non sur leur valeur ; trésor inépuisable des âmes<br />
sensibles, tout devient précieux, fait par lui ou pour lui.<br />
Ces vérités si faciles à saisir, si douces à pratiquer, qu'ont−elles donc d'effrayant ? Quelles craintes peut<br />
aussi vous causer un homme sensible, à qui l'amour ne perm<strong>et</strong> plus un autre bonheur que le vôtre ? C'est<br />
aujourd'hui l'unique voeu que je forme : je sacrifierai tout pour le remplir, excepté le sentiment qui<br />
l'inspire ; <strong>et</strong> ce sentiment lui−même, consentez à le partager, <strong>et</strong> vous le réglerez à votre choix. Mais ne<br />
souffrons plus qu'il nous divise, lorsqu'il devrait nous réunir. Si l'amitié que vous m'avez offerte n'est pas un<br />
vain mot ; si, comme vous me le disiez hier, c'est le sentiment le plus doux que votre âme connaisse ; que ce<br />
soit elle qui stipule entre nous, je ne la récuserai point : mais juge de l'amour, qu'elle consente à l'écouter ;<br />
le refus de l'entendre deviendrait une injustice, <strong>et</strong> l'amitié n'est point injuste.<br />
Un second entr<strong>et</strong>ien n'aura pas plus d'inconvénients que le premier : le hasard peut encore en fournir<br />
l'occasion ; vous pourriez vous−même en indiquer le moment. Je veux croire que j'ai tort ; n'aimerez−vous<br />
pas mieux me ramener que me combattre, <strong>et</strong> doutez−vous de ma docilité ? Si ce tiers importun ne fût pas<br />
venu nous interrompre, peut−être serais−je déjà entièrement revenu à votre avis ; qui sait jusqu'où peut aller<br />
votre pouvoir ?<br />
Vous le dirai−je ? c<strong>et</strong>te puissance invincible, à laquelle je me livre sans oser la calculer, ce charme<br />
LETTRE LXXXIII 132