Les liaisons dangereuses - Ebooks libres et gratuits
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LETTRE CXLVIII<br />
LE CHEVALIER DANCENY A LA MARQUISE DE MERTEUIL<br />
Ô vous, que j'aime ! ô toi, que j'adore ! ô vous, qui avez commencé mon bonheur ! ô toi, qui l'as<br />
comblé ! Amie sensible, tendre Amante, pourquoi le souvenir de ta douleur vient−il troubler le charme que<br />
j'éprouve ? Ah ! madame, calmez−vous, c'est l'amitié qui vous le demande. Ô mon amie, sois heureuse,<br />
c'est la prière de l'amour.<br />
Hé ! quels reproches avez−vous donc à vous faire ? croyez−moi, votre délicatesse vous abuse. <strong>Les</strong><br />
regr<strong>et</strong>s qu'elle vous cause, les torts dont elle m'accuse, sont également illusoires ; <strong>et</strong> je sens dans mon coeur<br />
qu'il n'y a eu entre nous deux d'autre séducteur que l'amour. Ne crains donc plus de te livrer aux sentiments<br />
que tu inspires, de te laisser pénétrer de tous les feux que tu fais naître. Quoi ! pour avoir été éclairés plus<br />
tard, nos coeurs en seraient−ils moins purs ? non, sans doute. C'est au contraire la séduction, qui, n'agissant<br />
jamais que par proj<strong>et</strong>s, peut combiner sa marche <strong>et</strong> ses moyens, <strong>et</strong> prévoir au loin les événements. Mais<br />
l'amour véritable ne perm<strong>et</strong> pas ainsi de méditer <strong>et</strong> de réfléchir : il nous distrait de nos pensées par nos<br />
sentiments ; son empire n'est jamais plus fort que quand il est inconnu ; <strong>et</strong> c'est dans l'ombre <strong>et</strong> le silence<br />
qu'il nous entoure de liens qu'il est également impossible d'apercevoir <strong>et</strong> de rompre.<br />
C'est ainsi qu'hier même, malgré la vive émotion que me causait l'idée de votre r<strong>et</strong>our, malgré le plaisir<br />
extrême que je sentis en vous voyant, je croyais pourtant n'être encore appelé ni conduit que par la paisible<br />
amitié : ou plutôt, entièrement livré aux doux sentiments de mon coeur, je m'occupais bien peu d'en démêler<br />
l'origine ou la cause. Ainsi que moi, ma tendre amie, tu éprouvais, sans le connaître, ce charme impérieux qui<br />
livrait nos âmes aux douces impressions de la tendresse : <strong>et</strong> tous deux nous n'avons reconnu l'Amour qu'en<br />
sortant de l'ivresse où ce Dieu nous avait plongés.<br />
Mais cela même nous justifie au lieu de nous condamner. Non, tu n'as pas trahi l'amitié, <strong>et</strong> je n'ai pas<br />
davantage abusé de ta confiance. Tous deux, il est vrai, nous ignorions nos sentiments ; mais c<strong>et</strong>te illusion,<br />
nous l'éprouvions seulement sans chercher à la faire naître. Ah ! loin de nous en plaindre, ne songeons qu'au<br />
bonheur qu'elle nous a procuré ; <strong>et</strong> sans le troubler par d'injustes reproches, ne nous occupons qu'à<br />
l'augmenter encore par le charme de la confiance <strong>et</strong> de la sécurité. Ô mon amie ! que c<strong>et</strong> espoir est cher à<br />
mon coeur ! Oui, désormais délivrée de toute crainte, <strong>et</strong> tout entière à l'amour, tu partageras mes désirs, mes<br />
transports, le délire de mes sens, l'ivresse de mon âme ; <strong>et</strong> chaque instant de nos jours fortunés sera marqué<br />
par une volupté nouvelle.<br />
Adieu, toi que j'adore ! Je te verrai ce soir, mais te trouverai−je seule ? Je n'ose l'espérer. Ah ! tu ne le<br />
désires pas autant que moi.<br />
Paris, ce 1er décembre 17**.<br />
<strong>Les</strong> <strong>liaisons</strong> <strong>dangereuses</strong><br />
LETTRE CXLVIII 250