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LES VOYAGES DE GULLIVER

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le premier, dont ils semblaient être les domestiques. Selon les<br />

ordres qu’il leur donna, ils allèrent pour couper le blé dans le<br />

champ où j’étais couché. Je m’éloignai d’eux autant que je pus ;<br />

mais je ne me remuais qu’avec une difficulté extrême, car les<br />

tuyaux de blé n’étaient pas quelquefois distants de plus d’un<br />

pied l’un de l’autre, en sorte que je ne pouvais guère marcher<br />

dans cette espèce de forêt. Je m’avançai cependant vers un<br />

endroit du champ où la pluie et le vent avaient couché le blé : il<br />

me fut alors tout à fait impossible d’aller plus loin, car les<br />

tuyaux étaient si entrelacés qu’il n’y avait pas moyen de ramper<br />

à travers, et les barbes des épis tombés étaient si fortes et si<br />

pointues qu’elles me perçaient au travers de mon habit et<br />

m’entraient dans la chair. Cependant, j’entendais les<br />

moissonneurs qui n’étaient qu’à cinquante toises de moi. Étant<br />

tout à fait épuisé et réduit au désespoir, je me couchai entre<br />

deux sillons, et je souhaitais d’y finir mes jours, me représentant<br />

ma veuve désolée, avec mes enfants orphelins, et déplorant ma<br />

folie, qui m’avait fait entreprendre ce second voyage contre<br />

l’avis de tous mes amis et de tous mes parents.<br />

Dans cette terrible agitation, je ne pouvais m’empêcher de<br />

songer au pays de Lilliput, dont les habitants m’avaient regardé<br />

comme le plus grand prodige qui ait jamais paru dans le monde,<br />

où j’étais capable d’entraîner une flotte entière d’une seule<br />

main, et de faire d’autres actions merveilleuses dont la mémoire<br />

sera éternellement conservée dans les chroniques de cet empire,<br />

pendant que la postérité les croira avec peine, quoique attestées<br />

par une nation entière. Je fis réflexion quelle mortification ce<br />

serait pour moi de paraître aussi misérable aux yeux de la<br />

nation parmi laquelle je me trouvais alors, qu’un Lilliputien le<br />

serait parmi nous ; mais je regardais cela comme le moindre de<br />

mes malheurs : car on remarque que les créatures humaines<br />

sont ordinairement plus sauvages et plus cruelles à raison de<br />

leur taille, et, en faisant cette réflexion, que pouvais-je attendre,<br />

sinon d’être bientôt un morceau dans la bouche du premier de<br />

ces barbares énormes qui me saisirait ? En vérité, les<br />

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