<strong>De</strong> <strong>l'inconvénient</strong> <strong>d'être</strong> <strong>né</strong> Mourir se réduirait donc à cela? N'empêche que, mieux que n'importe quelle invention funèbre, ce retournement complet du langage in<strong>di</strong>que ce que la mort comporte d'inhabituel, de sidérant... Croire à l'avenir de l'homme, je le veux bien, mais comment y arriver lorsqu'on est malgré tout en possession de ses facultés? Il y faudrait leur débâcle quasi totale, et encore! Une pensée qui n'est pas secrètement marquée par la fatalité, est interchangeable, ne vaut rien, n'est que pensée... A Turin, au début de sa crise, Nietzsche se précipitait sans cesse vers son miroir, s'y regardait, s'en détournait, s'y regardait de nouveau. Dans le train qui le conduisait à Bâle, la seule chose qu'<strong>il</strong> réclamait avec insistance c'était un miroir encore. Il ne savait plus qui <strong>il</strong> était, <strong>il</strong> se cherchait, et lui, si attaché à sauvegarder son identité, si avide de soi, n'avait plus, pour se retrouver, que le plus grossier, le plus lamentable des recours. Je ne connais personne de plus inut<strong>il</strong>e et de plus inut<strong>il</strong>isable que moi. C'est là une don<strong>né</strong>e que je devrais accepter tout simplement, sans en tirer la moindre fierté. Tant qu'<strong>il</strong> n'en sera pas ainsi, la conscience de mon inut<strong>il</strong>ité ne me servira à rien. Quel que soit le cauchemar qu'on fait, on y joue un rôle, on en est le protagoniste, on y est quelqu'un. C'est pendant la nuit que le déshérité triomphe. Si on supprimait les mauvais rêves, <strong>il</strong> y aurait des révolutions en série. L'effroi devant l'avenir se greffe toujours sur le désir d'éprouver cet effroi. Tout à coup, je me trouvai seul devant... Je sentis, en cet après-mi<strong>di</strong> de mon enfance, qu'un événement très grave venait de se produire. Ce fut mon premier éve<strong>il</strong>, le premier in<strong>di</strong>ce, le signe avant-coureur de la conscience. Jusqu'alors je n'avais été qu'un être. A partir de ce moment, j'étais plus et moins que cela. Chaque moi commence par une fêlure et une révélation. Naissance et chaîne sont synonymes. Voir le jour, voir des menottes... * * * * * * * * * Dire : « Tout est <strong>il</strong>lusoire », c'est sacrifier à l'<strong>il</strong>lusion, c'est lui reconnaître un haut degré de réalité, le plus haut même, alors qu'au contraire on voulait la <strong>di</strong>scré<strong>di</strong>ter. Que faire? Le mieux est de cesser de la proclamer ou de la dénoncer, de s'y asservir en y pensant. Est entrave même l'idée qui <strong>di</strong>squalifie toutes les idées. 104
<strong>De</strong> <strong>l'inconvénient</strong> <strong>d'être</strong> <strong>né</strong> Si on pouvait dormir vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on rejoindrait vite la marasme primor<strong>di</strong>al, la béatitude de cette torpeur sans fa<strong>il</strong>le d'avant le Genèse — rêve de toute conscience excédée d'elle-même. Ne pas naître est sans contre<strong>di</strong>t la me<strong>il</strong>leure formule qui soit. Elle n'est malheureusement à la portée de personne. Nul plus que moi n'a aimé ce monde, et cependant me l'aurait-on offert sur un plateau, même enfant je me serais écrié : « Trop tard, trop tard! » Qu'avez-vous, mais qu'avez-vous donc? — Je n'ai rien, je n'ai rien, j'ai fait seulement un bond hors de mon sort, et je ne sais plus maintenant vers quoi me tourner, vers quoi courir... * * * *