Cioran De l'inconvénient d'être né - il portale di "rodoni.ch"
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<strong>De</strong> <strong>l'inconvénient</strong> <strong>d'être</strong> <strong>né</strong><br />
En continuelle insurrection contre mon ascendance, toute ma vie j'ai souhaité être autre<br />
:<br />
Espagnole, Russe, cannibale, — tout, excepté ce que j'étais. C'est une aberration de se vouloir<br />
<strong>di</strong>fférent de ce qu'on est, d'épouser en théorie toutes les con<strong>di</strong>tions, sauf la sienne.<br />
Le jour où je lus la liste d'à peu près tous les mots dont <strong>di</strong>spose le sanscrit pour désigner l'absolu,<br />
je compris que je m'étais trompé de voie, de pays, et d'i<strong>di</strong>ome.<br />
Une amie, après je ne sais combien d'an<strong>né</strong>es de s<strong>il</strong>ence, m'écrit qu'elle n'en a plus pour<br />
longtemps, qu'elle s'apprête à « entrer dans l'Inconnu »... Ce cliché m'a fait tiqué. Par la mort, je<br />
<strong>di</strong>scerne mal dans quoi on peut entrer. Toute affirmation, ici, me paraît abusive. La mort n'est pas<br />
un état, elle n'est peut-être même pas un passage. Qu'est-elle donc.? Et par cliché, à mon tour, vais-<br />
je répondre à cette amie?<br />
Sur le même sujet, sur le même événement, <strong>il</strong> peut se faire que je change d'opinion <strong>di</strong>x, vingt,<br />
trente fois dans l'espace d'une jour<strong>né</strong>e. Et <strong>di</strong>re qu'à chaque coup, comme le dernier des imposteurs,<br />
j'ose prononcer le mot de « vérité »!<br />
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La femme, encore solide, traînait après elle son mari, grand, voûté, les yeux ahuris; elle le traînait<br />
comme s'<strong>il</strong> avait été une survivance d'une autre ère, un <strong>di</strong>plodocus apoplectique et suppliant.<br />
Une heure après, seconde rencontre : une vie<strong>il</strong>le très bien mise, courbée à l'extrême, « avançait ».<br />
Décrivant un parfait demi-cercle, elle regardait, par la force des choses, le sol, et comptait sans<br />
doute ses petits pas inimaginablement lents. On aurait cru qu'elle apprenait à marcher, qu'elle avait<br />
peur de ne pas savoir où et comment mettre ses pieds pour bouger.<br />
... Tout m'est bon de ce qui me rapproche du Bouddha.<br />
Malgré ses cheveux blancs, elle faisait encore le trottoir. Je la rencontrais souvent, au Quartier,<br />
vers trois heures du matin, et n'aimais pas rentrer sans l'entendre raconter quelques exploits ou<br />
quelques anecdotes. Les anecdotes, comme les exploits, je les ai oubliés. Mais je n'ai pas oublié la<br />
promptitude avec laquelle, une nuit que je m'étais mis à tempêter contre tous ces « pou<strong>il</strong>leux » qui<br />
dormaient, elle enchaîna, l'index dressé vers le ciel : « Et que <strong>di</strong>tes-vous du pou<strong>il</strong>leux d'en haut? »<br />
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« Tout est démuni d'assise et de substance », je ne me le re<strong>di</strong>s jamais sans ressentir quelque chose<br />
qui ressemble au bonheur. L'ennui est qu'<strong>il</strong> y a quantité de moments où je ne parviens pas à me le<br />
re<strong>di</strong>re...<br />
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