Cioran De l'inconvénient d'être né - il portale di "rodoni.ch"
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<strong>De</strong> <strong>l'inconvénient</strong> <strong>d'être</strong> <strong>né</strong><br />
Se souvenir, et dans la fureur et dans la désolation, que la nature, comme <strong>di</strong>t Bossuet, ne<br />
consentira pas à nous laisser longtemps « ce peu de matière qu'elle nous prête ».<br />
« Ce peu de matière » — à force d'y penser on en arrive au calme, à un calme, <strong>il</strong> est vrai, qu'<strong>il</strong><br />
vaudrait mieux n'avoir jamais connu.<br />
Le paradoxe n'est pas de mise aux enterrements, ni du reste aux mariages ou aux naissances. Les<br />
événements sinistres — ou grotesques — exigent le lieu commun, le terrible, comme le pénible, ne<br />
s'accommodant que du cliché.<br />
Si détrompé qu'on soit, <strong>il</strong> est impossible de vivre sans aucun espoir. On en garde toujours un, à<br />
son insu, et cet espoir inconscient compense tous les autres, explicites, qu'on a rejetés ou épuisés.<br />
Plus quelqu'un est chargé d'an<strong>né</strong>es, plus <strong>il</strong> parle de sa <strong>di</strong>sparition comme d'un événement lointain,<br />
hautement improbable. Il a tellement attrapé le pli de la vie, qu'<strong>il</strong> en est devenu inapte à la mort.<br />
Un aveugle, véritable pour une fois, tendait la main : dans son attitude, dans sa rigi<strong>di</strong>té, <strong>il</strong> y avait<br />
quelque chose qui vous saisissait, qui vous coupait la respiration. Il vous passait sa cécité.<br />
Nous ne pardonnons qu'aux enfants et aux fous <strong>d'être</strong> francs avec nous : les autres, s'<strong>il</strong>s ont<br />
l'audace de les imiter, s'en repentiront tôt ou tard.<br />
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Pour être « heureux », <strong>il</strong> faudrait constamment avoir présente à l'esprit l'image des malheurs<br />
auxquels on a échappé. Ce serait là pour la mémoire une façon de se racheter, vu que, ne conservant<br />
d'or<strong>di</strong>naire que les malheurs survenus, elle s'emploie à saboter le bonheur et qu'elle y réussit à<br />
merve<strong>il</strong>le.<br />
Après une nuit blanche, les passants paraissent des automates. Aucun n'a l'air de respirer, de<br />
marcher. Chacun semble mû par un ressort : rien de sponta<strong>né</strong>; sourires mécaniques, gesticulations<br />
de spectres. Spectre toi-même, comment dans les autres verrais-tu des vivants?<br />
Être stér<strong>il</strong>e — avec tant de sensations! Perpétuelle poésie sans mots.<br />
La fatigue pure, sans cause, la fatigue qui survient comme un cadeau ou un fléau : c'est par elle<br />
que je réintègre mon moi, que je me sais « moi ». Dès qu'elle s'évanouit, je ne suis plus qu'un objet<br />
inanimé.<br />
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