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Cioran De l'inconvénient d'être né - il portale di "rodoni.ch"

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<strong>De</strong> <strong>l'inconvénient</strong> <strong>d'être</strong> <strong>né</strong><br />

J'avais vingt ans. Tout me pesait. Un jour je m'effondrai sur un canapé avec un « Je n'en peux<br />

plus ».<br />

Ma mère, affolée déjà par mes nuits blanches, m'annonça qu'elle venait de faire <strong>di</strong>re une messe<br />

pour mon « repos ». Pas une mais trente m<strong>il</strong>le, aurais-je voulu crier, songeant au chiffre inscrit par<br />

Charles Quint dans son testament, pour un repos autrement long, <strong>il</strong> sont vrai.<br />

*<br />

Je l'ai revu par hasard après un quart de siècle. Il est inchangé, intact, plus frais que jamais, <strong>il</strong><br />

semble même avoir reculé vers l'adolescence.<br />

Où s'est-<strong>il</strong> tapi, et qu'a-t-<strong>il</strong> machi<strong>né</strong> pour se dérober à l'action des an<strong>né</strong>es, pour esquiver les<br />

grimaces et les rides? Et comment a-t-<strong>il</strong> vécu, si toutefois <strong>il</strong> a vécu? Un revenant plutôt. Il a<br />

sûrement triché, <strong>il</strong> n'a pas rempli son devoir de vivant, <strong>il</strong> n'a pas joué le jeu. Un revenant, oui, et un<br />

resqu<strong>il</strong>leur. Je ne <strong>di</strong>scerne aucun signe de destruction sur son visage, aucune de ces marques qui<br />

attestent qu'on est un être réel, un in<strong>di</strong>vidu, et non une apparition. Je ne sais quoi lui <strong>di</strong>re, je ressens<br />

de la gêne, j'ai même peur. Tant nous démonte quiconque échappe au temps, ou<br />

l'escamote<br />

seulement.<br />

*<br />

D.C., qui, dans son v<strong>il</strong>lage, en Roumanie, écrivait ses souvenirs d'enfance, ayant raconté à son<br />

voisin, un paysan nommé Coman, qu'<strong>il</strong> n'y serait pas oublié, celui-ci vint le voir le lendemain de<br />

bonne heure et lui <strong>di</strong>t : « Je sais que je ne vaux rien mais tout de même je ne croyais pas être tombé<br />

si bas pour qu'on parle de moi dans un livre. »<br />

Le monde oral, combien <strong>il</strong> était supérieur au nôtre! Les êtres (je devrais <strong>di</strong>re, les peuples) ne<br />

demeurent dans le vrai qu'aussi longtemps qu'<strong>il</strong>s ont horreur de l'écrit. Dès qu'<strong>il</strong>s en attrapent le<br />

préjugé, <strong>il</strong>s entrent dans le faux, <strong>il</strong>s perdent leurs anciennes superstitions pour en acquérir une<br />

nouvelle, pire que toutes les autres ensemble.<br />

Incapable de me lever, rivé au lit, je me laisse aller aux caprices de ma mémoire, et me vois<br />

vagabonder, enfant, dans les Carpates. Un jour je tombai sur un chien que son maître, pour s'en<br />

débarrasser sans soute, avait attaché à un arbre, et qui était transparent de maigreur et si vidé de<br />

toute vie, qu'<strong>il</strong> n'eut que la force de me regarder, sans pouvoir bouger. Cependant <strong>il</strong> se tenait debout,<br />

lui..<br />

Un inconnu vient me raconter qu'<strong>il</strong> a tué je ne sais qui. Il n'est pas recherché par la police, parce<br />

que personne ne le soupçonne. Je suis seul à savoir que c'est lui le meurtrier. Que faire? Je n'ai pas<br />

l'audace ni la déloyauté (car <strong>il</strong> m'a confié un secret, et quel secret!) d'aller le dénoncer. Je me sens<br />

son complice, et me résigne à être arrêté et puni comme tel. En même temps, je me <strong>di</strong>s que ce serait<br />

trop bête. Peut-être vais-je le dénoncer quand même. Et c'est ainsi jusqu'au réve<strong>il</strong>.<br />

L'interminable est la spécialité des indécis. Ils ne peuvent rien trancher dans la vie, et encore<br />

moins dans leurs rêves, où <strong>il</strong>s perpétuent leurs hésitations, leurs lâchetés, leurs scrupules. Ils sont<br />

idéalement aptes au cauchemar.<br />

*<br />

*<br />

*<br />

Un f<strong>il</strong>m sur les bêtes sauvages : cruauté sans répit sous toutes les latitudes. La « nature »,<br />

tortionnaire de génie, imbue d'elle-même et de son œuvre, exulte non sans raison : à chaque<br />

seconde, tout ce qui vit tremble et fait trembler. La pitié est un luxe bizarre, que seul le plus perfide<br />

et le plus féroce des êtres pouvait inventer, par besoin de se châtier et de se torturer, par férocité<br />

encore.<br />

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