Cioran De l'inconvénient d'être né - il portale di "rodoni.ch"
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<strong>De</strong> <strong>l'inconvénient</strong> <strong>d'être</strong> <strong>né</strong><br />
La vie n'est rien; la mort est tout. Cependant <strong>il</strong> n'existe pas quelque chose qui soit la mort,<br />
indépendamment de la vie. C'est justement cette absence de réalité <strong>di</strong>stincte, autonome, qui rend la<br />
mort universelle; elle n'a pas de domaine à elle, elle est omniprésente, comme tout ce qui manque<br />
d'identité, de limite, et de tenue : une infinitude indécente.<br />
Euphorie. Incapable de me représenter mes humeurs coutumières et les réflexions qu'elles<br />
engendrent, poussé par je ne sais quelle force, j'exultais sans motifs, et c'est, me <strong>di</strong>sais-je, cette<br />
jub<strong>il</strong>ation d'origine inconnue que doivent ressentir ceux qui s'affairent et combattent, ceux qui<br />
produisent. Ils ne veulent ni ne peuvent penser à ce qui les nie. Y penseraient-<strong>il</strong>s que cela ne tirerait<br />
pas à conséquence, comme ce fut le cas pour moi durant cette jour<strong>né</strong>e mémorable.<br />
Pourquoi broder sur ce qui exclut le commentaire? Un texte expliqué n'est plus un texte. On vit<br />
avec une idée, on ne la désarticule pas; on lutte avec elle, on n'en décrit pas les étapes. L’histoire de<br />
la ph<strong>il</strong>osophie est la <strong>né</strong>gation de la ph<strong>il</strong>osophie.<br />
Ayant voulu savoir, par un scrupule assez douteux, de quelles choses exactement j'étais fatigué,<br />
je me mis à en dresser la liste : bien qu'incomplète, elle me parut si longue, et si déprimante, que je<br />
crus préférable de me rabattre sur la fatigue en soi, formule flatteuse qui, grâce à son ingré<strong>di</strong>ent<br />
ph<strong>il</strong>osophique, remonterait un pestiféré.<br />
<strong>De</strong>struction et éclatement de la syntaxe, victoire de l'ambiguïté et de l'à-peu-près. Tout cela est<br />
très bien. Seulement essayez de ré<strong>di</strong>ger votre testament, et vous verrez si la défunte rigueur était si<br />
méprisable.<br />
L'aphorisme? Du feu sans flamme. On comprend que personne ne veu<strong>il</strong>le s'y réchauffer.<br />
La « prière ininterrompue », telle que l'ont préconisée les hésychastes, je ne pourrais m'y élever,<br />
lors même que je perdrais la raison. <strong>De</strong> la piété je ne comprends que les débordements, les excès<br />
suspects, et l'ascèse ne me retiendrait pas un instant si on n'y rencontrait toutes ces choses qui sont<br />
le partage du mauvais moine : indolence, gloutonnerie, goût de la désolation, avi<strong>di</strong>té et aversion du<br />
monde, tira<strong>il</strong>lement entre tragé<strong>di</strong>e et équivoque, espoir d'un éboulement intérieur...<br />
Contre l'acé<strong>di</strong>e, je ne me rappelle plus quel Père recommande le trava<strong>il</strong> manuel.<br />
Admirable conse<strong>il</strong>, que j'ai toujours pratiqué sponta<strong>né</strong>ment : <strong>il</strong> n'y a pas de cafard, cette acé<strong>di</strong>e<br />
séculière, qui résiste au bricolage.<br />
<strong>De</strong>puis des an<strong>né</strong>es, sans café, sans alcool, sans tabac! Par bonheur, l'anxiété est là, qui remplace<br />
ut<strong>il</strong>ement les excitants les plus forts.<br />
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