<strong>De</strong> <strong>l'inconvénient</strong> <strong>d'être</strong> <strong>né</strong> qu'une telle sensation me submergeait. Mais auparavant je la supportais sans essayer de la comprendre. Cette fois-ci, je voulais savoir, et tout de suite. J'écartai hypothèse après hypothèse : <strong>il</strong> ne pouvait être question de mala<strong>di</strong>e. Pas ombre d'un symptôme auquel m'accrocher. Que faire? J'étais en pleine déroute, incapable de trouver ne serait-ce qu'un simulacre d'explication, lorsque l'idée me vint — et ce fut un vrai soulagement — qu'<strong>il</strong> ne s'agissait là que d'une version du grand, de l'ultime froid, que c'était lui simplement qui s'exerçait, qui faisait une répétition... * Au para<strong>di</strong>s, les objets et les êtres, assiégés de tous côtés par la lumière, ne projettent pas d'ombre. Autant <strong>di</strong>re qu'<strong>il</strong>s manquent de réalité, comme tout ce qui est inentamé par les ténèbres et déserté par la mort. Nos premières intuitions sont les vraies. Ce que je pensais d'un tas de choses dans ma prime jeunesse, me paraît de plus en plus juste, et, après tant d'égarements et de détours, j'y reviens maintenant, tout affligé d'avoir pu ériger mon existence sur la ruine de ces évidences-là. Un lieu que j'ai parcouru, je ne m'en souviens que si j'ai eu la veine d'y connaître quelque a<strong>né</strong>antissement par le cafard. A la foire, devant ce bateleur qui grimaçait, gueulait, se fatiguait, je me <strong>di</strong>sais qu'<strong>il</strong> faisait son devoir, lui, alors que moi j'esquivais le mien. Se manifester, œuvrer, dans n'importe quel domaine, est le fait d'un fanatique plus ou moins camouflé. Si on ne s'estime pas investi d'une mission, exister est <strong>di</strong>ffic<strong>il</strong>e; agir, impossible. La certitude qu'<strong>il</strong> n'y a pas de salut est une forme de salut, elle est même le salut. A partir de là on peut aussi bien organiser sa propre vie que construire une ph<strong>il</strong>osophie de l'histoire. L'insoluble comme solution, comme seule issue... Mes infirmités m'ont gâché l'existence, mais c'est grâce à elles que j'existe, que je m'imagine que j'existe. * * * * * * * L'homme ne m'intéresse que depuis qu'<strong>il</strong> ne croit plus en lui-même. Tant qu'<strong>il</strong> était en pleine ascension, <strong>il</strong> ne méritait qu'in<strong>di</strong>fférence. Maintenant <strong>il</strong> suscite un sentiment nouveau, une sympathie spéciale : l'horreur attendrie. J'ai beau m'être débarrassé de tant de superstitions et de liens, je ne puis me tenir pour libre, pour éloig<strong>né</strong> de tout. La folie du désistement, ayant survécu aux autres passions, n'accepte pas de me * 96
<strong>De</strong> <strong>l'inconvénient</strong> <strong>d'être</strong> <strong>né</strong> quitter : elle me harasse, elle persévère, elle exige que je continue à renoncer. Mais à quoi? Que me reste-t-<strong>il</strong> à rejeter? Je me le demande. Mon rôle est fini, ma carrière achevée, et cependant rien n'est changé à ma vie, j'en suis au même point, je dois me désister encore et toujours. 97