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Cioran De l'inconvénient d'être né - il portale di "rodoni.ch"

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<strong>De</strong> <strong>l'inconvénient</strong> <strong>d'être</strong> <strong>né</strong><br />

Puis, je l'ai abandon<strong>né</strong>e, en me <strong>di</strong>sant que la <strong>di</strong>fférence entre elle et moi serait bien mince si, à mon<br />

tour, je me mettais à débiter mes récriminations devant le premier venu.<br />

*<br />

Un professeur d'un pays de l'Est me raconte que sa mère, une paysanne, fut très éton<strong>né</strong>e<br />

d'apprendre qu'<strong>il</strong> souffrait d'insomnie. Lorsque le somme<strong>il</strong> ne venait pas, elle n'avait, elle, qu'à se<br />

représenter un vaste champ de blé ondulé par le vent, et elle s'endormait aussitôt après.<br />

Ce n'est pas avec l'image d'une v<strong>il</strong>le qu'on parviendrait au même résultat. Il est inexplicable, <strong>il</strong> est<br />

miraculeux qu'un cita<strong>di</strong>n arrive jamais à fermer l'œ<strong>il</strong>.<br />

*<br />

Le bistrot est fréquenté par les vie<strong>il</strong>lards qui habitent l'as<strong>il</strong>e au bout du v<strong>il</strong>lage. Ils sont là, un<br />

verre à la main, se regardant sans se parler. Un d'eux se met à raconter je ne sais quoi qui se<br />

voudrait drôle. Personne ne l'écoute, en tout cas personne ne rit. Tous ont trimé pendant de longues<br />

an<strong>né</strong>es pour en arriver là. Autrefois, dans les campagnes, on les aurait étouffés sous un ore<strong>il</strong>ler.<br />

Formule sage, perfection<strong>né</strong>e par chaque fam<strong>il</strong>le, et incomparablement plus humaine que celle de les<br />

rassembler, de les parquer, pour les guérir de l'ennui par la stupeur.<br />

Si on en croit la Bible, c'est Caïn qui créa la première v<strong>il</strong>le, pour avoir, selon la remarque de<br />

Bossuet, où étour<strong>di</strong>r ses remords.<br />

Quel jugement! Et combien de fois n'en ai-je pas éprouvé la justesse dans mes déambulations<br />

nocturnes!<br />

Telle nuit, en montant l'escalier, en pleine obscurité, je fus arrêté par une force invisible, surgie<br />

du dehors et du dedans. Incapable de faire un pas de plus, je restai là cloué sur place, pétrifié.<br />

IMPOSSIBILITÉ — ce mot si courant vint, plus à propos que de coutume, m'éclairer sur moi-<br />

même, non moins que sur lui : <strong>il</strong> m'avait si souvent secouru, jamais cependant comme cette fois-là.<br />

Je compris enfin pour toujours ce qu'<strong>il</strong> voulait <strong>di</strong>re...<br />

Une ancienne femme de chambre à mon « Ça va? » me répon<strong>di</strong>t sans s'arrêter : « Ça suit son<br />

cours. » Cette réponse archibanale m'a secoué jusqu'aux larmes.<br />

Les tournures qui touchent au devenir, au passage, au cours, plus elles sont usées, plus elles<br />

acquièrent parfois la portée d'une révélation. La vérité cependant est qu'elles ne créent pas un état<br />

exceptionnel mais qu'on se trouvait dans cet état sans le savoir, et qu'<strong>il</strong> ne fallait qu'un signe ou un<br />

prétexte pour que l'extraor<strong>di</strong>naire eût lieu.<br />

*<br />

*<br />

*<br />

*<br />

Nous habitions la campagne, j'allais à l'école, et, déta<strong>il</strong> important, je couchais dans la même<br />

chambre que mes parents. Le soir mon père avait l'habitude de faire la lecture à ma mère. Bien qu'<strong>il</strong><br />

fût prêtre, <strong>il</strong> lisait n'importe quoi, pensant sans doute que, vu mon jeune âge, je n'étais pas censé<br />

comprendre. En gé<strong>né</strong>ral, je n'écoutais pas et m'endormais, sauf s'<strong>il</strong> s'agissait de quelque récit<br />

saisissant. Une nuit je dressai l'ore<strong>il</strong>le. C'était, dans une biographie de Raspoutine, la scène où le<br />

père, à l'article de la mort, fait venir son f<strong>il</strong>s pour lui <strong>di</strong>re : « Va à Saint-Pétersbourg, rends-toi<br />

maître de la v<strong>il</strong>le, ne recule devant rien et ne crains personne, car Dieu est un vieux porc. »<br />

Une telle énormité dans la bouche de mon père, pour qui le sacerdoce n'était pas une plaisanterie,<br />

m'impressionna autant qu'un incen<strong>di</strong>e ou un séisme. Mais je me rappelle aussi très nettement — <strong>il</strong> y<br />

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