22.06.2013 Views

Cioran De l'inconvénient d'être né - il portale di "rodoni.ch"

Cioran De l'inconvénient d'être né - il portale di "rodoni.ch"

Cioran De l'inconvénient d'être né - il portale di "rodoni.ch"

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

<strong>De</strong> <strong>l'inconvénient</strong> <strong>d'être</strong> <strong>né</strong><br />

humanité, à celle qui pouvait encore regretter le para<strong>di</strong>s. Mais ceux qui viendront après nous<br />

n'auront même pas la ressource de ce regret, <strong>il</strong>s en ignoreront jusqu'à l'idée, jusqu'au mot!<br />

Ma vision de l'avenir est si précise que, si j'avais des enfants, je les étranglerais sur l'heure.<br />

*<br />

*<br />

Quand on pense aux salons berlinois, à l'époque romantique, au rôle qui jouèrent une Henriette<br />

Hertz ou une Rachel Levin, à l'amitié qui liait cette dernière au prince héritier Louis-Fer<strong>di</strong>nand, et<br />

lorsqu'on se <strong>di</strong>t ensuite que si elles avaient vécu en ce siècle elles auraient péri dans quelque<br />

chambre à gaz, on ne peut s'empêcher de considérer la croyance au progrès comme la plus fausse et<br />

la plus niaise des superstitions.<br />

Hésiode est le premier à avoir élaboré une ph<strong>il</strong>osophie de l'histoire. C'est lui aussi qui a lancé<br />

l'idée de déclin. Par là, quelle lumière n'a-t-<strong>il</strong> pas jetée sur le devenir historique! Si, au cœur des<br />

origines, en plein monde posthomérique, <strong>il</strong> estimait que l'humanité en était à l'âge de fer, qu'aurait-<strong>il</strong><br />

<strong>di</strong>t quelques siècles plus tard? que <strong>di</strong>rait-<strong>il</strong> aujourd'hui?<br />

Sauf à des époques obnub<strong>il</strong>ées par la frivolité ou l'utopie, l'homme a toujours pensé qu'<strong>il</strong> était<br />

parvenu au seu<strong>il</strong> du pire. Sachant ce qu'<strong>il</strong> savait, par quel miracle a-t-<strong>il</strong> pu varier sans cesse ses<br />

désirs et ses terreurs?<br />

Quand, au lendemain de la guerre de quatorze, on introduisit l'électricité dans mon v<strong>il</strong>lage natal,<br />

ce fut un murmure gé<strong>né</strong>ral, puis la désolation muette. Mais lorsqu'on l'installa dans les églises (<strong>il</strong> y<br />

en avait trois), chacun fut persuadé que l'Antéchrist était venu et, avec lui, la fin des temps.<br />

Ces paysans des Carpates avaient vu juste, avaient vu loin. Eux, qui sortaient de la préhistoire,<br />

savaient déjà, à l'époque, ce que les civ<strong>il</strong>isés ne savent que depuis peu.<br />

*<br />

*<br />

*<br />

C'est de mon préjugé contre tout ce qui finit bien que m'est venu le goût des lectures historiques.<br />

Les idées sont impropres à l'agonie; elles meurent, c'est entendu, mais sans savoir mourir, alors<br />

qu'un événement n'existe qu'en vue de sa fin. Raison suffisante pour qu'on préfère la compagnie des<br />

historiens à celle des ph<strong>il</strong>osophes.<br />

*<br />

Lors de sa célèbre ambassade à Rome, au deuxième siècle avant notre ère, Car<strong>né</strong>ade en profita<br />

pour parler le premier jour en faveur de l'idée de justice, le lendemain contre. Dès ce moment, la<br />

ph<strong>il</strong>osophie, jusqu'alors inexistante dans ce pays aux mœurs saines, commença à y exercer ses<br />

ravages. Qu'est-ce donc que la ph<strong>il</strong>osophie? Le ver dans le fruit...<br />

Caton le Censeur, qui avait assisté aux performances <strong>di</strong>alectiques du Grec, en fut effrayé et<br />

demanda au Sénat de donner satisfaction aux délégués d'Athènes le plus tôt possible, tant <strong>il</strong> jugeait<br />

nuisible et même dangereuse leur présence. La jeunesse romaine ne devait pas fréquenter des esprits<br />

aussi <strong>di</strong>ssolvants.<br />

Sur le plan moral, Car<strong>né</strong>ade et ses compagnons étaient aussi redoutables que les Carthaginois sur<br />

le plan m<strong>il</strong>itaire. Les nations montantes craignent par-dessus tout l'absence de préjugés et d'inter<strong>di</strong>ts,<br />

l'impudeur intellectuelle, qui fait l'attrait des civ<strong>il</strong>isations finissantes.<br />

*<br />

65

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!