Le royaume d’Icare

voyons pas tomber ainsi. De fait, c’est parce qu’elle tombe directement
par terre que nous la voyons virevolter. La chute
accroît la vitesse de la feuille et la résistance de l’air la fait
dévier, telle est sa destinée. Le ballet aérien que nous offre
cette feuille est un résultat accidentel mais nécessaire. Libre
à nous de comprendre ce savoir invisible qui trace chez la
feuille d’automne sa ligne de conduite. Le flot des vies dérive
d’une Volonté qui trace ses aléas aux chocs des rencontres
en cours du siècle. Sous les soubresauts d’un chemin d’apparence
capricieux se cache un vouloir rectiligne. Cela s’appelle
un destin. Voilà, messieurs, l’essence d’une science occulte.
L’article qu’avait inspiré cette sortie de génie fut publié
dans une grande revue d’ésotérisme. Itchkoff devint un défenseur
de l’astrologie. Invité à commenter l’article, Hensen
précisa écarter toute mystique de ses recherches. (La
science, c’est l’art de contourner en termes clairs ce qu’on
ignore d’essentiel, confiera Nilsson à Boey au moment même
où apparaîtra madame Reeves cet après-midi.)
Deux ans déjà. En passant par Genève, Itchkoff disposait
d’un arrêt de trois heures. Hélas, Hensen n’était ni chez lui
ni au travail. Le plan initial prévoyait qu’ils voyageraient ensemble
mais une missive reçue la veille l’informait de son
désistement. Qu’importe. Son billet en poche, Hans avait télégraphié
qu’il passerait de toute manière.
Le Tchécoslovaque se passionne aussi pour d’autres savoirs.
Celui de l’inconscient collectif ou celui du mandala
carré de l’échiquier. Mais le domaine qui, tel le regard de Méduse,
rive Itchkoff à sa figure sibylline, c’est l’opaque karma
où baigne toute spiritualité. Que chaque vie ait un cours,
qu’un ordre de route se greffe à cette continuité, la révélation
l’avait frappé le jour où il s’était décidé à consulter en
secret une « diseuse de bonne aventure » — expression dont
Joseph Feuerbach lui a déjà souligné l’à-propos. Le jeune
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