Le royaume d’Icare

De « compte », cette perruque, s’amuse mentalement Christian,
debout entre les doubles portes massives en chêne ornées
de vitraux dix-huitième en parfait état. Il regarde le
comte Dumoulin marcher vers une limousine qui attend.
Un mètre soixante-quinze, le comte, cinquante-six ans, ridé
et voûté par le travail. Une perte de poids qui flétrit la peau.
Une momie. Enfin. En exagérant bien sûr. Dumoulin prend
la vie comme sa soupe, du bout de la cuillère. Très instructif
de regarder quelqu’un attaquer une soupe. Jacques, c’est à la
petite cuillère, sans bruit, en soufflant d’abord consciencieusement.
Une publicité pour les échecs ce Russe ! Pas besoin d’être
discret sur le sujet. Si Kolarov est de la graine de champion,
bien sûr. Là, faut voir.
Le baron ne peut dire ce que vaut le Russe, lui-même n’est
qu’un bon amateur, sans plus. Mais leur poulain est très fort.
Christian l’a vu démolir tous les coqs locaux. Même Ducrocq
en arrache.
Bien cambré dans son complet gris rayé, son ventre replet
gainé, la moustache finement taillée et les cheveux d’un
blanc soyeux, le baron a l’habitude de clamer au café :
— L’important dans une partie d’échecs, c’est l’attention de
spectateurs ignares, des commentaires amusants pour la galerie
et, surtout, une bonne poire en face de soi! Les maîtres,
à éviter. Ils étudient, les coquins.
Laïus qu’il termine à l’occasion la main déjà haut levée
par :
92
— Garçon! La tournée du baron.
La limousine démarre. Dumoulin le salue par la vitre. Sa
femme, ça fait belle lurette qu’il l’a déçue avec sa petite nature.
Il en a fait un diable dépensier et adultère. Le pauvre! Comme il
la chérit sa petite chanteuse. Quelle poitrine ! Chez une femme,
ça ne ment pas. Lui, du coffre, faudra attendre l’enterrement
pour qu’il en ait.