LES ACTEURS__ENTRETIENEn quête du réel !Compagnon de route du mouvement hip-hop auquel il a consacré trois films, Jean-Pierre Thorn est un cinéaste engagéqui rêve de ciné-opéra et de comédie musicale. Lorsqu'il aborde l'espace sur-médiatisé des banlieues, il progresse à lamarge de l'imagerie dominante qualifiant ces territoires urbains.Rencontre avec un cinéaste pour qui Oser lutter oser vaincre (1968), le titre de son premier long métrage, est moinsun mot du passé, qu'une éthique politique.article paru dans <strong>Projections</strong> n°20_la banlieue : un enjeu de représentation_juin 2006JMG : L'une des choses que Serge Daney nous a apprise,c'est que le réel résiste toujours. Votre cinéma, par sespréoccupations, ne participe-t-il pas d'un geste visant àfaire revenir un peu de ce réel ?JPT : Aujourd'hui l'image médiatique est un écran sur lemonde qu'il faut crever pour atteindre le réel. C'est le rôle quej'assigne au cinéma par rapport à la télévision : aller par-delàl'imagerie d'Epinal, du côté du hors-champ.Le projet artistique que je précise d'un film à l'autre, consisteà inventer du ciné-opéra, à créer de la couleur. Si je pouvaistravailler en scope, je le ferais. Les espaces de la banlieue sontriches de contradictions, d'énergies. La comédie musicale setrouve là où l'on pense qu'il n'y a que de la grisaille.On n’est pas des marques de véloJean-Marc Génuite : Bouda, le protagoniste d'On n’est pasdes marques de vélo est un personnage dont la présences'impose avec force.Jean-Pierre Thorn : Certains espaces du film sont aussi trèsforts comme celui de la casse auto qui symbolise pour moiune société qui casse littéralement sa jeunesse. Par l'intermédiairede la danse la vie renaît d'un décor de destruction. Cettesituation scénographique je ne l'ai pas inventée, c'est le hiphopdes années 80 qui l'a créée. Les premières “fêtes et forts”racontées par Kool Shen ont vraiment eu lieu au milieu d'unecasse auto.JMG : C'est un mouvement qui renaît de l'espace desdéchets. Le rebut correspond à l'image sociale danslaquelle l'idéologie dominante cantonne les “jeunes debanlieues”JPT : Après vingt ans de construction d'une image aussidégradante, stigmatisante, on aboutit à une situation où unministre de l'Intérieur peut se permettre de parler de “racaillequ'il faut nettoyer au Kärcher”. Nous sommes là au degré zérode l'image formatée que la télévision impose à longueur detemps. Dès qu'une voiture brûle, tous les journaux envoientdix caméras, par contre, dans ces espaces, tout ce qui témoigned'une production vivante n'intéresse personne et seretrouve réduit à de la sous-culture. Ce qui me bouleversedans ces espaces urbains c'est la manière dont l'humainrésiste à l'image dans laquelle la société veut l'enfermer, lafaçon dont il continue à créer de la vie.JMG : Ces gestes qui engagent une conception du cinémasont aussi des actes politiques. L'exploration du horschampde l'imagerie médiatique constitue-t-elle en soi unacte politique ?JPT : Absolument et je le revendique. Je suis catastrophé parcette société de plus en plus compartimentée où les centres neconnaissent plus la périphérie et où il n'existe plus de passerelles.À la fin d'On n'est pas des marques de vélo, j'ai volontairementplacé une scène où l'on voit Bouda sur le toit de sonimmeuble montrant le Sacré Cœur. Paris est à trois kilomètreset on a l'impression que les deux espaces sont complètementétrangers. Je suis sidéré de voir à quel point les gens nepassent pas le périph.JMG : La frontière est plus symbolique que géographique…Quel regard portez-vous sur les “films de banlieue” ?JPT : Ils évitent rarement les clichés. Je trouve passionnant Lebruit, l'odeur et quelques étoiles d'Eric Pittard et j'aime aussiWesh Wesh, qu'est-ce-qui se passe ?JMG : Les films qui ont connu le plus de succès sont ceuxqui véhiculent des stéréotypes éculés, c'est le cas par exemplede La Haine. Le contraste avec votre travail est intéressant.Vous, vous partez du réel pour construire vos films,La Haine son origine c'est l'imagerie télévisuelle.JPT : Ce film mythifie encore plus l'image dominante. En tantque cinéaste, je cherche à ce que l'itinéraire de mes personnagesne soit pas uniquement individuel. À travers un individu,il faut que l’on entrevoie quelque chose de plus fort que lui. Jetente d'atteindre l'épique au sens où Brecht l'entendait : “nedites jamais “c'est naturel” afin que rien ne passe pourimmuable”. À partir de l'histoire de Bouda, je présente106 / projections actions cinéma / audiovisuel
LES ACTEURS__ENTRETIENAllez, Yallah ! Allez, Yallah !l'Histoire d'une génération, d'une époque. Faire kiffer les anges etmême On n'est pas des marques de vélo parlent d'événements quiont eu lieu dans les années 80, à l'époque du triomphe de lagauche Mitterandienne. Le refus de cette “gauche gestionnaire”de considérer qu'il existait des milieux populaires avec unejeunesse prête à s'investir dans des projets est incompréhensible.Pour ma part, j'ai filmé l'expression de cette volonté, dece désir sur le terrain culturel de la danse. Le corps libère desvérités que les mots n'arrivent pas à énoncer. Ces années 80accouchent aujourd'hui des émeutes dans les banlieues ettoute la classe politique est responsable. L'espace public estdevenu un néant et le religieux l'occupe souvent.JMG : le religieux comble aussi l'absence du politique.JPT : Dans Allez, Yallah ! j'ai filmé une crèche intégriste àVaulx-en-Velin vers laquelle les parents se tournent faute delieux publics pour garder leurs enfants. Toutes les femmes ysont comme des talibannes sous le voile et les enfants ne sontplus éduqués que sur une base religieuse.JMG : Votre démarche de cinéaste ne s'apparente t-elle pasà celle d'un avocat, avocat du réel et de ceux qui n’ont pasles moyens d'en avoir un ?JPT : Peut-être, mais j'estime que je ne suis pas un portevoix,plutôt un accoucheur. J'essaie par le montage de fairecohabiter des contradictions. J'évite que le processus decompréhension soit explicitement délivré. J'ai été nourripar la théorie du montage d'Eisenstein et Allez, Yallah ! enporte la trace. Dans le film, il y a deux caravanes, une auMaroc et une autre en France dont les histoires s'éclairentmutuellement tout au long du récit. Le sens du film émergede leur juxtaposition. On pense être une société moderne,libérée et en fait on s'aperçoit que les femmes du sud, avecleur énergie et leur exigence d'égalité ont beaucoup à nousapprendre.JMG : En employant le terme d'avocat, il s’agissait de direque votre cinéma se fixe comme ambition d’aider les autresà s'exprimer. C'est un geste politique et démocratique.JPT : Là, je suis d'accord. Pourtant, je préfère le mot d'accoucheurou comme disait Serge Daney, de passeur. J'ai acquistoute une technique pour amener les personnes à parler.Basée sur un processus de mise en confiance, elle inclut l'explicationdu projet cinématographique avant le tournage etconstruit un rapport particulier au temps. Ce temps-là, latélévision ne le prend pas. Bien souvent lesjournalistes ne filment que la surface deschoses, plaquent un discours idéologiquepréétabli. D'où l'importance du cinéma.JMG : Pour qu'un cinéma échappant auxschémas dominants soit possible, ne fautilpas d'abord que le cinéaste croit dans lespotentialités politiques de son moyend'expression ?JPT : Lorsque j'ai vu Le dieu noir et le diableblond de Glauber Rocha, j'avais 20 ans. Dansle dossier de presse d'Allez, Yallah ! je citeune phrase du cinéaste : “L'art révolutionnaire doit être unemagie capable d'ensorceler l'homme à tel point qu'il ne supporteplus de vivre dans cette réalité absurde”. Pour “décaper”le réel je fais un énorme travail sur l'étalonnage numérique, jesoigne la composition de mes bandes-son, j'utilise tous lesmoyens de l'artifice. Mon rêve est de réaliser une comédiemusicale ! Ce qui me fascine dans le cinéma, c'est de partir duréel et pour le donner à lire, d'en amplifier les contradictionsen utilisant tous les moyens qu'il m'offre. Ce sont les conceptsqu'Eisenstein a développés à partir de la notion d'organicité.Pour moi, l'art est toujours l'unité des contraires. Il faut travaillerles contradictions artistiques, celles des cadres, des couleurs,des musiques et il est nécessaire que ces contradictionsformelles soient en homothétie avec le réel. Si vous trichez,cela ne fonctionne pas.JMG : Il s'agit de faire vivre des témoignages et de mettrele réel dans les meilleures dispositions possibles. Tout cecinous amène du côté du cinéma qui témoigne et du filmtémoin. Témoigner, c'est laisser une trace d'un événementréel. Comment On n'est pas des marques de vélo circule-tildans l'espace public ?JPT : Récemment, j'ai encore été invité à Saint-Brieuc par desjeunes qui ont monté le festival “zéro à la tolérance zéro”. Unefois à Martigues, après une projection, des jeunes m'ont dit“merci monsieur de parler en bien de nous”. Pour moi, unetelle réaction valide ma démarche cinématographique.Il est incroyable qu'un acte qui consiste à restituer à la jeunessedes quartiers populaires une parole dont elle est dépossédéeparaisse aussi inhabituel…JMG : La plupart des images de banlieues étant du côté del'accusation, quand vous détournez cette idéologie et montrezce qui se passe à la marge, ne rendez vous pas justiceà cette jeunesse ?JPT : Sans aucun doute et là on retrouve la notion d'avocat !Sur Allez, Yallah ! aucune chaîne de télévision ne voulait s'engager.Pour Envoyé spécial, il aurait fallu mettre une caméracachée dans la crèche intégriste alors que ce qui m'intéressaitc'était le dialogue entre des femmes intégristes et des marocainesqui luttent pour l'émancipation des femmes. À la têtedes médias, il y a la peur d'aborder les problèmes complexesde la société, de se confronter au réel.C’est une fuite devant le réel.PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN-MARC GÉNUITEactions cinéma / audiovisuel projections / 107