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L'Elegance du herisson

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paysan qui mène la ligne ordonne un répit. Puis le fauchage<br />

reprend. De nouveau, Lévine tombe d’épuisement mais, une<br />

seconde fois, le vieux lève la faux. Repos. Et la ligne se remet en<br />

marche, quarante gars abattant les andains et avançant vers la<br />

rivière tandis que le soleil se lève. Il fait de plus en plus chaud,<br />

les bras et les épaules de Lévine sont inondés de sueur mais au<br />

gré des arrêts et des reprises, ses gestes d’abord gauches et<br />

douloureux se font de plus en plus fluides. Une bienheureuse<br />

fraîcheur nappe soudain son dos. Pluie d’été. Peu à peu, il<br />

déleste ses mouvements de l’entrave de sa volonté, entre dans la<br />

transe légère qui donne aux gestes la perfection des actes<br />

mécaniques et conscients, sans réflexion ni calcul, et la faux<br />

semble se manier d’elle-même tandis que Lévine se délecte de<br />

cet oubli dans le mouvement qui rend le plaisir de faire<br />

merveilleusement étranger aux efforts de la volonté.<br />

Ainsi en va-t-il de bien des moments heureux de notre<br />

existence. Déchargés <strong>du</strong> fardeau de la décision et de l’intention,<br />

voguant sur nos mers intérieures, nous assistons comme aux<br />

actions d’un autre à nos divers mouvements et en admirons<br />

pourtant l’involontaire excellence. Quelle autre raison pourraisje<br />

avoir d’écrire ceci, ce dérisoire journal d’une concierge<br />

vieillissante, si l’écriture ne tenait pas elle-même de l’art <strong>du</strong><br />

fauchage ? Lorsque les lignes deviennent leurs propres<br />

démiurges, lorsque j’assiste, tel un miraculeux insu, à la<br />

naissance sur le papier de phrases qui échappent à ma volonté<br />

et, s’inscrivant malgré moi sur la feuille, m’apprennent ce que je<br />

ne savais ni ne croyais vouloir, je jouis de cet accouchement<br />

sans douleur, de cette évidence non concertée, de suivre sans<br />

labeur ni certitude, avec le bonheur des étonnements sincères,<br />

une plume qui me guide et me porte.<br />

Alors, j’accède, dans la pleine évidence et texture de moimême,<br />

à un oubli de moi qui confine à l’extase, je goûte la<br />

bienheureuse quiétude d’une conscience spectatrice.<br />

Enfin, remontant en charrette, Riabinine se plaint<br />

ouvertement à son commis des façons des beaux messieurs.<br />

— Et par rapport à l’achat, Mikhaïl Ignatitch ? lui demande<br />

le gaillard.<br />

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