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L'Elegance du herisson

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Et puis, tout d’un coup, à huit heures, je me calme.<br />

Sans crier gare, de surprenante manière, un grand sentiment<br />

de sérénité me dégouline dessus. Que s’est-il passé ? Une<br />

mutation. Je ne vois guère d’autre explication ; à certains, il<br />

pousse des branchies, à moi il arrive la sagesse.<br />

Je me laisse tomber sur une chaise et la vie reprend son<br />

cours.<br />

Un cours au demeurant peu exaltant : je me remémore que<br />

je suis toujours concierge et qu’à neuf heures, je dois être rue <strong>du</strong><br />

Bac pour y acheter <strong>du</strong> détergent pour cuivres. « À neuf heures »<br />

est une précision fantasque : disons dans la matinée. Mais<br />

planifiant hier mon labeur <strong>du</strong> lendemain, je m’étais dit : « J’irai<br />

vers neuf heures. » Je prends donc mon cabas et mon sac et<br />

m’en vais dans le grand monde quérir de la substance qui fait<br />

briller les ornements des maisons des riches. Dehors, il fait une<br />

magnifique journée de printemps. De loin, j’aperçois Gégène qui<br />

s’extirpe de ses cartons ; je suis heureuse pour lui des beaux<br />

jours qui s’annoncent. Je songe brièvement à l’attachement <strong>du</strong><br />

clochard pour le grand pape arrogant de la gastronomie et cela<br />

me fait sourire ; à qui est heureux, la lutte des classes semble<br />

subitement secondaire, me dis-je à moi-même, surprise <strong>du</strong><br />

fléchissement de ma conscience révoltée.<br />

Et puis ça arrive : brusquement, Gégène titube. Je ne suis<br />

plus qu’à quinze pas et je fronce les sourcils, inquiète. Il titube<br />

fortement, comme sur un bateau en proie au tangage, et je peux<br />

voir son visage et son air égaré. Que se passe-t-il ? je demande<br />

tout haut en pressant le pas vers le miséreux. D’ordinaire, à<br />

cette heure-ci, Gégène n’est pas soûl et, de surcroît, il tient aussi<br />

bien l’alcool qu’une vache l’herbe des prés. Comble de malheur,<br />

la rue est pratiquement déserte ; je suis la seule à avoir<br />

remarqué le malheureux qui vacille. Il fait quelques pas<br />

maladroits en direction de la rue, s’arrête, puis, alors que je ne<br />

suis plus qu’à deux mètres, pique soudain un sprint comme si<br />

mille démons le poursuivaient.<br />

Et voilà la suite.<br />

Cette suite, dont, comme chacun, j’aurais voulu qu’elle<br />

n’advînt jamais.<br />

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