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L'Elegance du herisson

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envers je ne sais qui ou quoi, la vie, peut-être, d’avoir eu la grâce<br />

d’être ton amie. Sais-tu que c’est auprès de toi que j’ai eu mes<br />

plus belles pensées ? Faut-il que je meure pour en avoir enfin<br />

conscience… Toutes ces heures de thé, ces longues plages de<br />

raffinement, cette grande dame nue, sans parures ni palais, sans<br />

lesquelles, Manuela, je n’aurais été qu’une concierge, tandis que<br />

par contagion, parce que l’aristocratie <strong>du</strong> cœur est une affection<br />

contagieuse, tu as fait de moi une femme capable d’amitié…<br />

Aurais-je pu si aisément transformer ma soif d’indigente en<br />

plaisir de l’Art et m’éprendre de porcelaine bleue, de<br />

frondaisons bruissantes, de camélias alanguis et de tous ces<br />

joyaux éternels dans le siècle, de toutes ces perles précieuses<br />

dans le mouvement incessant <strong>du</strong> fleuve, si tu n’avais, semaine<br />

après semaine, sacrifié avec moi, en m’offrant ton cœur, au<br />

rituel sacré <strong>du</strong> thé ?<br />

Comme tu me manques déjà… Ce matin, je comprends ce<br />

que mourir veut dire : à l’heure de disparaître, ce sont les autres<br />

qui meurent pour nous car je suis là, couchée sur le pavé un peu<br />

froid et je me moque de trépasser ; cela n’a pas plus de sens ce<br />

matin qu’hier. Mais je ne reverrai plus ceux que j’aime et si<br />

mourir c’est cela, c’est bien la tragédie que l’on dit.<br />

Manuela, ma sœur, que le destin ne veuille pas que j’aie été<br />

pour toi ce que tu fus pour moi : un garde-fou <strong>du</strong> malheur, un<br />

rempart contre la trivialité. Continue et vis, en pensant à moi<br />

avec joie.<br />

Mais, en mon cœur, ne plus jamais te revoir est une torture<br />

infinie.<br />

Et te voilà, Lucien, sur une photographie jaunie, en<br />

médaillon devant les yeux de ma mémoire. Tu souris, tu<br />

sifflotes. L’as-tu aussi ressenti ainsi, ma mort et non la tienne, la<br />

fin de nos regards bien avant la terreur de t’enfoncer dans le<br />

noir ? Que reste-t-il d’une vie, au juste, quand ceux qui l’ont<br />

vécue ensemble sont désormais morts depuis si longtemps ?<br />

J’éprouve aujourd’hui un curieux sentiment, celui de te trahir ;<br />

mourir, c’est comme te tuer vraiment. Il ne suffit donc pas à<br />

l’épreuve que nous sentions les autres s’éloigner ; il faut encore<br />

mettre à mort ceux qui ne subsistent plus que par nous. Et<br />

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