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que je ne pensais à rien. C’est peut-être pour ça, d’ailleurs, que<br />
j’ai vu le mouvement ; peut-être que si j’avais été absorbée par<br />
autre chose, si la cuisine n’avait pas été silencieuse, si je n’avais<br />
pas été seule dans la cuisine, je n’aurais pas été suffisamment<br />
attentive. Mais j’étais seule et calme et vide. J’ai donc pu<br />
l’accueillir en moi.<br />
Il y a eu un petit bruit, enfin un frémissement de l’air qui a<br />
fait « shhhhh » très très très doucement : c’était un bouton de<br />
rose avec un petit bout de tige brisée qui tombait sur le plan de<br />
travail. Au moment où il l’a touché, ça a fait « peuf », un<br />
« peuf » <strong>du</strong> type ultrason, seulement pour les oreilles des souris<br />
ou pour les oreilles humaines quand tout est très très très<br />
silencieux. Je suis restée la cuillère en l’air, complètement<br />
saisie. C’était magnifique. Mais qu’est-ce qui était magnifique<br />
comme ça ? Je n’en revenais pas : c’était juste un bouton de rose<br />
au bout d’une tige brisée qui venait de tomber sur le plan de<br />
travail. Alors ?<br />
J’ai compris en m’approchant et en regardant le bouton de<br />
rose immobile, qui avait terminé sa chute. C’est un truc qui a à<br />
voir avec le temps, pas avec l’espace. Oh bien sûr, c’est toujours<br />
joli, un bouton de rose qui vient de tomber gracieusement. C’est<br />
si artistique : on en peindrait à gogo ! Mais ce n’est pas ça qui<br />
explique THE mouvement. Le mouvement, cette chose qu’on<br />
croit spatiale…<br />
Moi, en regardant tomber cette tige et ce bouton, j’ai<br />
intuitionné en un millième de seconde l’essence de la Beauté.<br />
Oui, moi, une mouflette de douze ans et demi, j’ai eu cette<br />
chance inouïe parce que, ce matin, toutes les conditions étaient<br />
réunies : esprit vide, maison calme, jolies roses, chute d’un<br />
bouton. Et c’est pour ça que j’ai pensé à Ronsard, sans trop<br />
comprendre au début : parce que c’est une question de temps et<br />
de roses. Parce que ce qui est beau, c’est ce qu’on saisit alors que<br />
ça passe. C’est la configuration éphémère des choses au moment<br />
où on en voit en même temps la beauté et la mort.<br />
Aïe, aïe, aïe, je me suis dit, est-ce que ça veut dire que c’est<br />
comme ça qu’il faut mener sa vie ? Toujours en équilibre entre<br />
la beauté et la mort, le mouvement et sa disparition ?<br />
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