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plongeoir. Deux déesses longilignes avec des tresses noires<br />
luisantes et qui auraient pu être des jumelles tellement elles se<br />
ressemblaient, mais le commentateur a bien précisé qu’elles<br />
n’étaient même pas sœurs. Bref, elles sont arrivées sur le<br />
plongeoir et là, je pense que tout le monde a dû faire comme<br />
moi : j’ai retenu mon souffle.<br />
Après quelques impulsions gracieuses, elles ont sauté. Les<br />
premières microsecondes, c’était parfait. J’ai ressenti cette<br />
perfection dans mon corps ; il paraît que c’est une affaire de<br />
« neurones miroirs » : quand on regarde quelqu’un faire une<br />
action, les mêmes neurones que ceux qu’il active pour le faire<br />
s’activent dans notre tête, sans qu’on fasse rien. Un plongeon<br />
acrobatique sans bouger <strong>du</strong> canapé et en mangeant des chips :<br />
c’est pour ça qu’on aime regarder le sport à la télé. Bref, les deux<br />
grâces sautent et, tout au début, c’est l’extase. Et puis, horreur !<br />
On a d’un coup l’impression qu’il y a un très très très léger<br />
décalage entre elles. On scrute l’écran, l’estomac serré : pas de<br />
doute, il y a un décalage. Je sais que ça paraît fou de raconter ça<br />
comme ça alors que le saut ne doit pas <strong>du</strong>rer plus de trois<br />
secondes au total mais, justement parce qu’il ne <strong>du</strong>re que trois<br />
secondes, on en regarde toutes les phases comme si elles<br />
<strong>du</strong>raient un siècle. Et voilà que c’est évident, on ne peut plus se<br />
voiler la face : elles sont décalées ! L’une va entrer dans l’eau<br />
avant l’autre ! C’est horrible !<br />
Je me suis retrouvée à crier à la télévision : mais rattrape-la,<br />
rattrape-la donc ! J’ai ressenti une colère incroyable envers celle<br />
qui avait lambiné. Je me suis renfoncée dans le canapé,<br />
dégoûtée. Alors quoi ? C’est ça le mouvement <strong>du</strong> monde ? Un<br />
décalage infime qui vient pourrir pour toujours la possibilité de<br />
la perfection ? J’ai passé trente minutes au moins dans une<br />
humeur massacrante. Et puis soudain, je me suis demandé :<br />
mais pourquoi est-ce qu’on voulait tellement qu’elle la<br />
rattrape ? Pourquoi est-ce que ça fait si mal quand le<br />
mouvement n’est pas synchrone ? Ce n’est pas très <strong>du</strong>r à<br />
deviner : toutes ces choses qui passent, que nous manquons<br />
d’un iota et qui sont ratées pour l’éternité… Toutes ces paroles<br />
que nous aurions dû dire, ces gestes que nous aurions dû faire,<br />
ces kairos fulgurants qui ont un jour surgi, qu’on n’a pas su<br />
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