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d’enfant massacré, puis ils disparurent dans le gouffre de<br />
l’escalier.<br />
— Mais Clémence va venir, dit Manuela qui, c’est insensé,<br />
suit toujours le fil de mes pensées muettes.<br />
— Chabrot m’a demandé de la prier de s’en aller, dis-je,<br />
méditative. Il ne veut voir que Paul.<br />
— De chagrin, la baronne s’est mouchée dans un torchon,<br />
ajoute Manuela en parlant de Violette Grelier.<br />
Je ne suis pas étonnée. Aux heures de toutes les fins, il faut<br />
bien que la vérité advienne. Violette Grelier est <strong>du</strong> torchon<br />
comme Pierre Arthens est de la soie et chacun, emprisonné dans<br />
son destin, doit lui faire face sans plus d’échappatoire et être à<br />
l’épilogue ce qu’il a toujours été au fond, de quelque illusion<br />
qu’il ait voulu se bercer. Côtoyer le linge fin n’y donne pas plus<br />
droit qu’au malade la santé.<br />
Je sers le thé et nous le dégustons en silence. Nous ne l’avons<br />
jamais pris ensemble le matin et cette brisure dans le protocole<br />
de notre rituel a une étrange saveur.<br />
— C’est agréable, murmure Manuela.<br />
Oui, c’est agréable car nous jouissons d’une double offrande,<br />
celle de voir consacrée par cette rupture dans l’ordre des choses<br />
l’immuabilité d’un rituel que nous avons façonné ensemble pour<br />
que, d’après-midi en après-midi, il s’enkyste dans la réalité au<br />
point de lui donner sens et consistance et qui, d’être ce matin<br />
transgressé, prend soudain toute sa force – mais nous goûtons<br />
aussi comme nous l’eussions fait d’un nectar précieux le don<br />
merveilleux de cette matinée incongrue où les gestes machinaux<br />
prennent un nouvel essor, où humer, boire, reposer, servir<br />
encore, siroter revient à vivre une nouvelle naissance. Ces<br />
instants où se révèle à nous la trame de notre existence, par la<br />
force d’un rituel que nous recon<strong>du</strong>irons avec plus de plaisir<br />
encore de l’avoir enfreint, sont des parenthèses magiques qui<br />
mettent le cœur au bord de l’âme, parce que, fugitivement mais<br />
intensément, un peu d’éternité est soudain venu féconder le<br />
temps. Au-dehors, le monde rugit ou s’endort, les guerres<br />
s’embrasent, les hommes vivent et meurent, des nations<br />
périssent, d’autres surgissent qui seront bientôt englouties et,<br />
dans tout ce bruit et toute cette fureur, dans ces éruptions et ces<br />
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