23.06.2013 Views

Agone n° 10 - pdf - Atheles

Agone n° 10 - pdf - Atheles

Agone n° 10 - pdf - Atheles

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

même grade que celui de Chaban−Delmas, et publia chez Laffont Le Sacrifice du matin, qui eut un grand<br />

succès de librairie. A la Pomme, il donnait complaisamment ses pseudonymes de résistant, tous des noms à<br />

particule. À quelqu'un qui s'en étonnait, il répondit qu'il aurait sans doute été plus discret de se faire appeler<br />

Dupont ou Durand, mais que les couronnes brodées sur ses chemises l'en empêchaient.<br />

Un riche assureur maritime, Harrel−Courtès, avait placé quelques fonds dans les éditions Robert Laffont,<br />

dont les livres portent toujours aujourd'hui l'image d'Arion brandissant une lyre et chevauchant un dauphin.<br />

Harel et son fils Christian, tous deux entichés de belles lettres, avaient fondé l'association des Amis d'Arion,<br />

dont j'étais, et créé une petite revue littéraire, Fusées, qui, comme son nom le laissait présager, n'eut qu'une<br />

existence éphémère. J'y écrivis sur La Paixd'Aristophane un petit article dans lequel je comparais la guerre du<br />

Péloponnèse entre Grecs à celle qui déchirait l'Europe, l'une et l'autre aussi fratricides et suicidaires. Luc<br />

Estang et Lanza del Vasto projetèrent de publier un numéro spécial sur la sincérité, mais je mis en doute leur<br />

compétence en cette matière et la revue acheva là sa brève existence sans laisser aucune trace dans l'histoire<br />

de la littérature.<br />

[...]<br />

Au début de 1947, le rendez−vous des intellectuels de gauche à Marseille était l'Université nouvelle. Elle<br />

occupait, rue Édouard Delanglade, un pensionnat religieux de filles qui avait été réquisitionné par les<br />

Allemands et dont, à la Libération, les communistes s'étaient emparés. Il y régnait une allégresse et un<br />

brouhaha que je n'ai retrouvés que vingt ans plus tard, en mai 68, dans les amphis de la faculté des sciences et<br />

dans les couloirs de la Sorbonne. Le responsable politique de l'université, Mayrargues, était un petit homme,<br />

aimable et un peu bossu. Il avait organisé sous le nom de « Bataille du livre » un vaste programme culturel qui<br />

s'étendit sur plusieurs semaines. À cette occasion, nous fûmes, Gillette et moi, mobilisés dans une sorte de<br />

brigade mondaine chargée d'accueillir à la gare les grandes vedettes envoyées de Paris par le comité national<br />

des écrivains. Nous les conduisions à leurs logements qui étaient, suivant leur plus ou moins grande notoriété,<br />

soit à l'hôtel Beauvau soit à la Résidence du Vieux−Port, et nous dînions avec eux après leurs conférences. Je<br />

garde un vif souvenir de ces soirées avec Aragon et Elsa Triolet, pleins de morgue condescendante, avec T. S.<br />

Eliot, sur le point de recevoir le prix Nobel, avec Julien Benda, taciturne et bougon, pour lequel il fallut de<br />

toute urgence apporter dans sa chambre une table à écrire lui convenant. Je me souviens surtout de Paul<br />

Éluard et de sa conférence lyrique dans laquelle, à mon profond étonnement, il parla du communisme sans<br />

jamais prononcer le nom de Karl Marx, de Lénine ni de Staline. Il était venu à Marseille pour y suivre une<br />

trapéziste du cirque Pinder dont il était amoureux. Pendant le dîner, il me parla longuement d'André Breton et<br />

me fit remarquer que les plus beaux vers de la littérature française ne comportent pas d'adjectifs. Tant pis pour<br />

Victor Hugo, lui dis−je, et il en convint comme à regret. Ses mains tremblaient en portant son verre à sa<br />

bouche et sa voix chevrotait. Il avait déjà la mort à ses trousses.<br />

C'est à l'université nouvelle qu'Axel Toursky me fit rencontrer Jean Tortel et que tous deux m'introduisirent<br />

dans le monde des Cahiers du Sud, alors au sommet de leur gloire. Leur fondateur, Jean Ballard, était un tout<br />

petit homme à l'air inquiet, toujours flanqué d'une gigantesque épouse, avec laquelle il formait un couple<br />

étrange et un peu ridicule, comme ceux que dessinait à cette époque le caricaturiste Dubout, et qui me faisait<br />

penser à une énorme mante religieuse s'apprêtant à dévorer son mâle minuscule. Les Cahiers étaient logés<br />

dans les combles d'une vieille maison, sur le cours qui porte aujourd'hui le nom de Jean Ballard. Dans mon<br />

<strong>Agone</strong> <strong>10</strong> 5

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!