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Une ontologie de l'acte poétique<br />
Fondane critique nous a laissé deux chefs−d'oeuvre : Rimbaud le voyou (1933) et Baudelaire ou l'expérience<br />
du gouffre (1947). Dans l'acte poétique, il tente avant tout de retrouver le cri de révolte devant la nécessité,<br />
devant toute aliénation de la condition humaine. De l'acte de création poétique, il ressort qu'il échappe en<br />
premier lieu à la conscience rationnelle, fût−elle maniée par les poètes eux−mêmes, par des esprits aussi<br />
pénétrants que Poe ou Baudelaire. C'est en psychologue, au sens nietzschéen, que Fondane décèle chez<br />
Baudelaire un stratagème critique consistant à faire comme si l'acte poétique pouvait être expliqué par de<br />
vieilles fictions idéalistes : l'amour du beau, l'amour du bien, l'amour du vrai, tandis que le désir du mal, la<br />
laideur, la souffrance et le péché sont le terrain existentiel de la naissance du poème.<br />
La poésie de Baudelaire nous ramène à la confrontation incessante entre ce qui se donne et ce qui se rêve.<br />
Le poème échoue cependant à compenser le réel. Chez Rimbaud, « on y est toujours », « on ne pars pas ! ». Si<br />
l'« Esprit est autorité », c'est que Rimbaud refuse l'héritage écrasant de l'Occident et s'efforce de vaincre la<br />
nécessité « au moyen de la technique poétique renforcée par des procédés issus de la Cabale, drogue, ivresse,<br />
souffrance, démence délibérée ».<br />
L'esthétique en poésie, la perfection de la forme apparaissent donc comme des refoulements de l'éthique : au<br />
contraire, l'imperfection et l'échec, la faillite brillent de toute la douloureuse clarté humaine. Si, somme toute,<br />
« le malheur est l'essence de la poésie », nous le comprenons et « nous préférons, bien qu'à notre esprit<br />
défendant, la lézarde au poli, la fêlure à l'irréprochable, la magie éraillée à l'expression sans magie, la<br />
difformité vivante à l'harmonie mineure et construite, le rat vivant au jouet ». Le mythe de la pureté n'est pas<br />
l'état angélique de l'innocence, mais il est un monstre froid capable des pires tortures et des pires souffrances<br />
consciemment inventées. Comme Nietzsche, Fondane sait en fin psychologue que la perfection de la forme<br />
cache l'homme du souterrain, qu'elle dissimule par un voile esthétique sa véritable nature, équivoque,<br />
conflictuelle et déchirée.<br />
L'ontologie de l'acte poétique est inventée par Fondane de façon fulgurante. La lutte contre l'« idéal de la<br />
pureté », inhérent à tout idéalisme, y compris celui qui sous−tendait l'ontologie du surréalisme, fait de<br />
Fondane un des critiques les plus lucides de son temps. Le réel n'est pas ailleurs que là, dans l'imperfection<br />
d'un moi dont l'essence est d'être contradictoire avec lui−même. Fondane, le premier, a découvert que la<br />
poésie s'efforçait de vaincre le terrible, qu'elle était « apte à jeter un voile sur les terreurs du gouffre ».<br />
Toute la tradition occidentale, à partir de Platon, est une tradition du logos, qui estime que la clarification de<br />
l'être par la connaissance ne peut venir que d'une prise de conscience logico−conceptuelle parfaitement<br />
maîtrisée dans une démarche méthodique de la pensée. À partir de ce moment, l'explication prime sur la<br />
compréhension, le discursif sur l'intuitif, le raisonnement sur le vécu. La distanciation est l'essence du savoir.<br />
Fondane s'inscrit dans la tradition inverse, qui ne s'est développée efficacement qu'en Inde dans l'idéal de la<br />
méditation conçue comme silence du concept, bien qu'il ne reconnaisse pas ce fait dans son enquête sur la<br />
philosophie indienne (18). Mais l'antirationalisme qui se reconnaît chez Bergson ou chez Chestov veut<br />
surplomber par le langage les limites du rationalisme, et en cela il est prolixe. Il en est l'ombre, le reflet<br />
<strong>Agone</strong> <strong>10</strong> 6