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avignonnaise), cherche ses mots avec fermeté.<br />
Simone Weil : « Cône de laine noire, elle était sans corps, une espèce d'oiseau de nuit ; sa pèlerine immense,<br />
ses grosses chaussures, ses cheveux raides. Elle avait une bouche immense, sinueuse ; elle regardait par sa<br />
bouche. Si elle avait été attirante physiquement, elle aurait été extrêmement attirante sexuellement et<br />
sensuellement, évoque−t−il. Oui, car Simone Weil était impossible, mais pas irréelle du tout. » Il fait surgir<br />
Adamov ; lui aussi avait une pèlerine : « Deux figures du Jugement dernier, un côté terrifiant chez eux ».<br />
« Elle vivait dans une dimension qui n'était pas la nôtre. Elle ne supportait pas la vie, la médiocrité ; elle<br />
vivait en dehors. Elle voulait nous absorber tous dans la dimension de l'absolu et implorait une satisfaction<br />
totale. Autrement, elle pouvait dire des choses impitoyables avec sa voix sans éclat, humide, noyée, sans<br />
jamais rien d'approximatif. Il y avait une espèce de contradiction entre son attitude de prière humide (elle<br />
salivait un peu, ses yeux brillaient) et son côté coupant, ironique. Elle donnait mauvaise conscience. À des<br />
moments, on ne pouvait pas la supporter. » Jean Tortel s'arrête. Il veut bien la retrouver dans son souvenir.<br />
« Voilà : quand on parlait de choses indifférentes, pour se dégorger, je sentais son mépris. »<br />
Tortel ne l'a jamais vue manger ; il sait qu'elle fréquentait les petits restaurants arabes des quartiers<br />
populaires, pour manger comme les plus pauvres. « Fumer, oui ; une fois, sur le matelas de sa chambre<br />
ensoleillée, je l'ai vue se tordre par manque d'une cigarette, qu'on ne trouvait pas. C'est la seule fois où je l'ai<br />
vue humaine. » Elle ne l'était jamais. Étouffant au souvenir de cet air raréfié que l'on respirait auprès d'elle et<br />
de son exigence de la dimension continuelle de l'être, Tortel déclare « ne pas avoir été un ami » pour Simone.<br />
Et, ajoute−t−il, Jean Lambert lui−même, « très ami, parfois la fuyait. Elle était très solitaire en réalité ».<br />
Mais, « à un moment donné, elle avait beaucoup de confiance en moi. 1941 : la résistance des braves petits<br />
qui se réunissaient au bistrot dans la soi−disante zone libre et projetaient un réseau pour sauver les gens.<br />
Simone Weil était en danger et dangereuse, elle n'a pas pu participer. Car elle poussait tout jusqu'au bout, elle<br />
était très utopique : qu'on lui trouve un avion, et qu'elle puisse jeter des tracts invitant à la paix, à l'amour,<br />
parmi les prisonniers de guerre... » Tortel réfléchit. Puis il dit : « Je crois qu'elle était profondément<br />
métaphysicienne ; oui, un être métaphysique. Et il me semble que la partie la plus importante de sa vie, c'est le<br />
côté de l'engagement, le côté qui peut toucher les gens. »<br />
Simone va et vient entre nous, comme portée sur des vagues successives. Maintenant, le souvenir se détend.<br />
Une autre jeune fille entre en scène, que j'ai connue par la suite : Malou David, dix ans plus jeune que<br />
Simone, très vivante et agréable, fiancée heureuse à l'époque. Simone était très amie avec Malou ; elles<br />
travaillaient ensemble à la diffusion clandestine des Cahiers du témoignage chrétien. « Ils sont venus tous les<br />
trois une fois chez moi. Malou très méridionale, jolie, très brune, ouverte à la vie et à l'amour, était<br />
sincèrement chrétienne et avait dû frapper Simone par sa chaleur affectueuse. » Un passage des Cahiers vient<br />
frapper à mon esprit, avec insistance :<br />
« Vocation (de penseur, etc.) ou vie heureuse ? Lequel vaut mieux ? Nous l'ignorons. Vocations<br />
incompatibles (à partir d'un certain degré de grandeur)... Tout se paie, mais réciproquement, tout a des<br />
compensations. Mais l'un et l'autre à un niveau soit inférieur, soit égal, soit supérieur. Et qu'en sait−on ? (22) »<br />
Et la nécessité d'obéir à sa propre vocation d'une vie orientée vers la vérité s'impose en Simone Weil très tôt,<br />
à ses quatorze ans, après une crise de désespoir sans fond. Nous le savons d'après sa lettre IV au père Perrin,<br />
qui a été publiée posthume sous le titre « Autobiographie spirituelle » (une expression à elle) dans le livre<br />
Attente de Dieuqu'elle avait souhaité pour « étendre aux autres » son dialogue avec le dominicain.<br />
<strong>Agone</strong> <strong>10</strong> 6