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police de Paris, avec de « clairs yeux bleus, si digne, si calme, avec ce sourire affectueux et narquois,<br />
consolant une petite jeune fille qui pleurait (4) ». Interné à Drancy, puis à Auschwitz, il est gazé le 3 octobre<br />
1944 (5).<br />
Ce que chuchote le serpent<br />
Le thème de l'exil pour un émigré juif qui a subi l'antisémitisme en Roumanie, qui est au carrefour de<br />
plusieurs langues, qui habite à Paris, et qui finalement meurt en Pologne, après avoir rejoint les juifs parqués à<br />
Drancy par la police française, n'est pas surprenant. L'antisémitisme, les pogroms, l'exil, les ports, les Cahiers<br />
du Sud à Marseille font d'une existence un bateau sur le départ. Il y a chez Fondane le désir de se perdre afin<br />
de se trouver, la soif d'une nuit plus noire que la nuit, mais où on serait chez soi, car :<br />
Les émigrants ne cessent d'escalader la nuit.<br />
Ils grimpent dans la nuit jusqu'à la fin du monde (6).<br />
Le mythe du retour éclaire merveilleusement toute judéité. L'enfance perdue y croise, comme une musique<br />
retrouvée, la possibilité du retour au paradis perdu. La nostalgie nous désigne un monde qui ne fut jamais :<br />
« Ce regret, cette nostalgie, ce sont des actes de protestation, des affirmations de présence que le penser<br />
logique ressent comme une intrusion, des actes de révolte lorsqu'il s'écrie que ce n'est pas aux poètes de<br />
regretter des choses que l'humanité a cru bon de rejeter de son sein (7). » La pensée de l'enfance acquiert pour<br />
Fondane une dignité métaphysique et ontologique comparable à la pensée primitive. Loin d'être une fonction<br />
d'irréalité, l'imaginaire est la fonction d'une réalité plus dense que celle que le concept classifie en descriptions<br />
normalisées.<br />
Le mythe du paradis perdu se revit en chacun par l'oubli de l'enfance. « Nous sommes tous persuadés que la<br />
nostalgie du paradis perdu n'est autre chose que celle de l'enfance perdue, et nous ne voulons pas voir que la<br />
nostalgie de l'enfance perdue est celle, peut−être, du paradis perdu. » Si nous voulons prendre au sérieux<br />
Fondane, il faut tenter de rejoindre la dimension primitive et magique qui est aussi celle de l'enfance de<br />
l'humanité, et qui fut perdue dès lors que le savoir, le fruit du serpent vint à réfléchir, c'est−à−dire à distancier<br />
et à objectiver ce qui se donnait comme expérience première du monde. « Quel désastre primitif, incalculable,<br />
a permis la rupture et la séparation de ces deux mondes (8) ? » Or il est évident que, pour Fondane, le paradis<br />
métaphysique est aussi le lieu où les contradictions s'annihilent, où la nécessité n'est pas. L'arbre de la<br />
connaissance est celui de la mort au paradis perdu, mort à la liberté absolue et mort au possible ; l'homme qui<br />
a su est tombé dans la nécessité ; il s'est voué à son malheur : « Le péché originel, c'est la connaissance. » La<br />
pensée primitive, telle qu'il la découvre à travers l'anthropologie de Lévy−Bruhl, n'atteste−t−elle pas que les<br />
catégories de la nécessité et du contingent ne sont pas universelles et qu'une autre terra incognitaapparaît sur<br />
la mer du possible (9) ?<br />
<strong>Agone</strong> <strong>10</strong> 2