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l'Être alors que pour Fondane la conscience malheureuse est inguérissable.<br />
La voie de l'existence<br />
Les Cahiers du Sudreconnurent en Fondane une lutte contre l'idéalisme à l'image de la lumière nue et dure<br />
d'un matérialisme sceptique. Mais le scepticisme de Fondane, ancré dans l'existence concrète, regarde vers un<br />
au−delà de la rationalité, dans la lignée de Chestov ou de Jaspers. Les Cahiers sont assurément dans le champ<br />
des querelles philosophiques qui agitent l'Europe. Dans les années trente, les trajectoires philosophiques<br />
convergent vers la question de l'appréhension et de la reconnaissance ontologique de l'existant. La philosophie<br />
de Hegel, qui avait affirmé péremptoirement que tout ce qui est réel est rationnel, et plus imprudemment<br />
encore, que tout ce qui est rationnel est réel, constituait toujours l'ontologie de l'Idée à renverser. Le<br />
bergsonisme avait magistralement posé les termes du débat en opposant à l'intelligence géométrisante une<br />
intuition coïncidant avec ce que l'objet possède d'unique et par conséquent d'inexprimable. De son côté, la<br />
phénoménologie de Husserl était débordée par Heidegger réintroduisant les catégories de Kierkegaard en<br />
métaphysique. Il était logique que Fondane suive le Chestov d'Athènes et Jérusalem ou du Pouvoir des<br />
clés (12) et non Husserl, qui était en quelque sorte l'anti−Chestov radical (13). La voie de l'existence contre la<br />
voie spéculative des philosophes, des théologiens, des positivistes : chacun s'accordait à ce moment là−dessus.<br />
Mais Chestov et Fondane conçoivent l'existence comme le terme d'un refus radical de la raison. À l'inverse de<br />
la reconstruction phénoménologique que nous présentent les Méditations cartésiennes de Husserl, et qui, à<br />
partir de l'épochê, retrouve les structures idéelles de la raison et de la perception, Chestov cherche à passer<br />
dessous, à les anéantir, à les refuser comme aliénantes. L'Idée est l'oppression, ou du moins la justification de<br />
l'oppression : « J'appelle Idée tout ce qui prétend à la certitude unique, à l'infaillibilité, à l'autorité, tout ce qui<br />
commande et contraint, tout ce qui opprime et tue, tout ce qui définit la vérité une fois pour toutes, la vérité<br />
unique, immuable, interdit le doute, la recherche, l'abstention, soumet les exceptions à la majorité, fait juger<br />
l'anormal par le normal, l'individu par la foule, réduit l'être vivant, mouvant, à une formule morte, stable, et<br />
use, abuse, du principe de contradiction pour rejeter de la société de gré ou de force... Celui qui souffre et qui<br />
s'est révolté (14). »<br />
La révolte contre la raison<br />
La révolte contre le diktat de la raison n'est−elle pas vouée à l'auto−contradiction du sceptique qui coupe la<br />
branche logique sur laquelle il est assis ? On voit se profiler au−dessus de celui qui nie le caractère<br />
incontournable de la raison le paradoxe auto−référentiel qu'Aristote indiquait déjà dans la Métaphysique. Si la<br />
vie est antérieure à la raison, si son contenu immanent est plus réel que ce qui se donne à connaître dans l'acte<br />
de la connaissance par concepts, et si, d'autre part, il s'avère que tout langage, même métaphorique, est<br />
logiquement structuré, alors quel langage pourra exprimer ce contenu ? Ce paradoxe du dicible n'est pas<br />
nouveau, il jaillit du néo−platonisme et de la question de l'exprimabilité de Dieu. Car entre l'infinité de Dieu et<br />
l'infinité qualitative de l'expérience de l'existant singulier, il y a une identité de limites : aucune ne se réduit<br />
aisément à la généralité du concept.<br />
<strong>Agone</strong> <strong>10</strong> 4